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1. ECHEC ET MATH

2. LA STATUE DE SAINT-MARTIN

3. LUDWIG

4. UN ENFANT SUR LA BALANCOIRE

5. JOUR d’ÉLECTIONS

6. LE MAGOT

7. RÈVE de VALSE

1. ECHEC ET MATH

“ Il paraît qu'on a retrouvé le trésor des comtes de Lubray ! Nouvelle édition ! Il paraît qu’on a retrouvé le trésor des comtes de Lubray !”
“ Il paraît qu'on a retrouvé le trésor des comtes de Lubray ! ”
“ Il paraît qu'on a retrouvé le trésor des comtes de Lubray ! ”
Ce jeudi matin, les ouvriers de l'entreprise Colin “ M.B.A.R. ” - "Maçonnerie, Béton armé, Ravalement" - ont investi la place de l'église du petit bourg de Lubray et s'affairent autour du grand calvaire.
Le conseil municipal a en effet décidé le déplacement de cet imposant et magnifique édifice érigé en face de l'église en l'année de grâce 1683.
Les Lubréens attendent ces travaux depuis longtemps.
“ Le calvaire gêne la visibilité et, par-là même présente un danger pour la circulation. ”
Dans la matinée de ce jeudi, donc, les ouvriers, à l'aide d'une grue, déposent délicatement la grande croix préalablement descellée. L'après-midi même, ils se mettent en devoir de démolir l'énorme socle en granit.
Ils travaillent depuis deux heures déjà lorsque, à leur grande surprise, ils découvrent,  niché dans la pierre, un coffret carré, en plomb serti, de quarante centimètres de côté.
 Pierre Jeuland, le maire, aussitôt alerté, vient, tout heureux, recueillir l'objet qu'il transporta à la mairie. Après avoir contacté, par téléphone, les services idoines de la préfecture, il se hâte de faire savoir à ses administrés - tous sont au courant cinq minutes après la découverte ! que
“ Ledit coffret ne sera pas ouvert avant lundi. La présence du Conservateur des antiquités et objets d'art du département est en effet obligatoire et ce haut personnage se trouve dans l'impossibilité de se déplacer à Lubray avant cette date. ”
Le maire décide donc, en attendant, d'enfermer le précieux objet dans le coffre-fort de la mairie. Tant pis pour les curieux ! Il leur faudra s'armer de patience...
Dès l'annonce de la découverte du fameux coffret,   une folle rumeur court le pays
 “ On a retrouvé le trésor des comtes de Lubray ! ”
“ On a retrouvé le trésor des comtes de Lubray ! ”
“ On a retrouvé le trésor des comtes de Lubray ! ”...
 “ On a retrouvé le trésor des comtes de Lubray ? ”
 Tout le monde ici connaît l'histoire. En 1701, un violent incendie a détruit entièrement le château comtal, ensevelissant le trésor sous les ruines. On dit qu'un jeu d'échecs de grand prix, une pure merveille, faisait partie de ce trésor.
"Légende que tout cela !" "Légende que tout cela !"  "Légende que tout cela !" raillaient les sceptiques.
Mais, depuis quelques années, ils ne riaient plus.
En effet, Gilles Harsin, historien local, a retrouvé, aux Archives Départementales, un document daté de 1612, sous forme d'un inventaire après décès du comte Charles de Lubray, sixième du nom, et qui cite :
 “ Un jeu d'échecs avec damier dont les carrés sont de cristal, sous lesquels il y a de petites fleurs émaillées et, tout alentour, des bordures en or massif. Adjoints, les seize pièces dites “ blancs ” faites d'or ma1. ECHEC ET MATH
“ Il paraît qu'on a retrouvé le trésor des comtes de Lubray ! Nouvelle édition ! Il paraît qu’on a retrouvé le trésor des comtes de Lubray !”
“ Il paraît qu'on a retrouvé le trésor des comtes de Lubray ! ”
“ Il paraît qu'on a retrouvé le trésor des comtes de Lubray ! ”
Ce jeudi matin, les ouvriers de l'entreprise Colin “ M.B.A.R. ” - "Maçonnerie, Béton armé, Ravalement" - ont investi la place de l'église du petit bourg de Lubray et s'affairent autour du grand calvaire.
Le conseil municipal a en effet décidé le déplacement de cet imposant et magnifique édifice érigé en face de l'église en l'année de grâce 1683.
Les Lubréens attendent ces travaux depuis longtemps.
“ Le calvaire gêne la visibilité et, par-là même présente un danger pour la circulation. ”
Dans la matinée de ce jeudi, donc, les ouvriers, à l'aide d'une grue, déposent délicatement la grande croix préalablement descellée. L'après-midi même, ils se mettent en devoir de démolir l'énorme socle en granit.
Ils travaillent depuis deux heures déjà lorsque, à leur grande surprise, ils découvrent,  niché dans la pierre, un coffret carré, en plomb serti, de quarante centimètres de côté.
 Pierre Jeuland, le maire, aussitôt alerté, vient, tout heureux, recueillir l'objet qu'il transporta à la mairie. Après avoir contacté, par téléphone, les services idoines de la préfecture, il se hâte de faire savoir à ses administrés - tous sont au courant cinq minutes après la découverte ! que
“ Ledit coffret ne sera pas ouvert avant lundi. La présence du Conservateur des antiquités et objets d'art du département est en effet obligatoire et ce haut personnage se trouve dans l'impossibilité de se déplacer à Lubray avant cette date. ”
Le maire décide donc, en attendant, d'enfermer le précieux objet dans le coffre-fort de la mairie. Tant pis pour les curieux ! Il leur faudra s'armer de patience...
Dès l'annonce de la découverte du fameux coffret,   une folle rumeur court le pays
 “ On a retrouvé le trésor des comtes de Lubray ! ”
“ On a retrouvé le trésor des comtes de Lubray ! ”
“ On a retrouvé le trésor des comtes de Lubray ! ”...
 “ On a retrouvé le trésor des comtes de Lubray ? ”
 Tout le monde ici connaît l'histoire. En 1701, un violent incendie a détruit entièrement le château comtal, ensevelissant le trésor sous les ruines. On dit qu'un jeu d'échecs de grand prix, une pure merveille, faisait partie de ce trésor.
"Légende que tout cela !" "Légende que tout cela !"  "Légende que tout cela !" raillaient les sceptiques.
Mais, depuis quelques années, ils ne riaient plus.
En effet, Gilles Harsin, historien local, a retrouvé, aux Archives Départementales, un document daté de 1612, sous forme d'un inventaire après décès du comte Charles de Lubray, sixième du nom, et qui cite :
 “ Un jeu d'échecs avec damier dont les carrés sont de cristal, sous lesquels il y a de petites fleurs émaillées et, tout alentour, des bordures en or massif. Adjoints, les seize pièces dites “ blancs ” faites d'or massif et les seize pièces dites “ noires ” faites de bois d'ébène ”
 Cet acte est authentifié par les experts.
Le jeu d'échecs existe donc bel et bien !
Jusqu'au soir, les habitants de Lubray s'interrogent
 “ Et si le jeu  se trouvait dans le coffret qu'on venait de découvrir ?  Hein !".
“ "Les dimensions de la boîte correspondent parfaitement à celles d'un jeu d'échecs.  L'argument, au demeurant est fort discutable, mais il frappe...
 Si bien que, à la nuit tombée, à la table familiale ou dans l'unique café-bar de Lubray, chacun est définitivement persuadé que l'on a enfin retrouvé l'objet précieux !
 Le vendredi, les journalistes, représentant la presse locale, se présentent au village.
Et, le samedi matin, en rubrique régionale, de nombreux articles rapportent, avec grande précision, l'événement.
 Ils insistent sur le fait que le trésor se trouve bien à l'abri dans le coffre-fort de la mairie.
Ils donnent rendez-vous mardi pour un compte-rendu détaillé de la cérémonie d'ouverture de la boîte mystérieuse.

Le soir de ce même jour, dans un bar mal famé de Nantes, Monsieur Fred et Marco, deux malfrats bien connus dans le Milieu, prennent l'apéritif, attablés au fond de la petite salle.
- Page 6. Le trésor de Lubray. Tiens... Lis !
- D'ac ! ... Compris ! ... Quand qu'c'est-y qu'tu veux qu'on passe à l'action ?
- Nous passerons à l’action dans la nuit de dimanche à lundi. Prépare le matériel, Il te faudra, bien entendu percer le coffre.

Le lundi matin, à Lubray, le secrétaire de mairie, en ouvrant les bureaux, reste un long moment pétrifié devant le coffre-fort très proprement éventré au chalumeau, Il parvient à se ressaisir et se précipite. Le coffret a disparu ! 
Il ne lui reste plus qu’à alerter le maire et la police. Ce qu'il fait sans plus tarder.
La population, en apprenant le vol, est d'abord consternée puis outrée.
Les critiques se mettent à pleuvoir.
“ Pourquoi le maire n'a point gardé le coffret chez lui ?Ou ben les gendarmes auraient dû faire surveiller la mairie. ”
“ Le Conservateur des antiquités et objets d'art du département  n'a pas daigné se déplacer. Il préférait sans doute partir en week-end à La Baule.

Au même moment, Monsieur Fred et Marco s'affairent autour du trésor posé sur une table.
Avec précaution et suivant les indications de Monsieur Fred, Marco ouvre le coffret en plomb serti. A l'intérieur, ils découvrent une boîte en bois fermée par dix clous en fer et, dedans, un paquet scellé à la cire rouge contenant une feuille écrite à l'encre.
 “ Ce calvaire a été érigé le 6 mai de l’an 1683 à Lubray, messire Joulin étant recteur dudit lieu, par les soins de Messire le Comte Guy de Lubray qui, pour ce faire,  a vendu un jeu d'échecs de fort grand prix lui apparteMant. ApparteNant Grâce lui en soit rendue !

2. LA STATUE DE SAINT-MARTIN

La vie tranquille du petit village de Saint Martin des Bois se trouvait fort perturbée en ce mois de juin.
La réfection de l'intérieur de l'église venait de commencer.
Il s'agissait de refaire les plafonds, recrépir les murs, vernir les boiseries. On comptait six bons mois de travaux.
Le curé Barthélémy, qui allait sur ses soixante-dix-sept ans, avait décidé que, durant ce temps, les offices religieux auraient lieu dans la salle paroissiale.
Aidé d'Adèle, sa fidèle servante, il avait donc transporté, de l'église à la salle, dans sa brouette, les quelques statuettes et copies de tableaux religieux ainsi que les quatorze panneaux de bois sculptés représentant les stations du chemin de croix qui ornaient le lieu saint.
Il ne restait plus à transférer que la grande statue de Saint Martin, oeuvre naïve, en bois peint, datant du XVI ème siècle et orgueil du village.
Le patron de la paroisse était représenté non pas en fringant caballero espagnol comme l’a peint Le Greco mais, curieusement, en moine vieux et ridé vêtu de la robe de bure à capuchon, au crâne seulement garni d'une étroite couronne de cheveux bruns.
L'abbé Barthélémy pensait d'ailleurs que l’artiste s'était trompé et qu'il s'agissait plutôt de Saint François.
Le curé, ayant jugé qu’il ne pourrait déménager un personnage aussi lourd et encombrant, avait sollicité l'aide de la commune.
Ce samedi six juin, le maire avait donc chargé de la haute mission du transport les deux cantonniers Joseph et François; ce travail devant être accompli lorsque la collecte des ordures, dans le bourg, serait terminée.
Le ramassage des déchets se faisait encore, à l'époque, et ce tous les quinze jours, à l'aide d'un tombereau tiré par une jument.
L'attelage était fourni par le maire, le plus gros cultivateur de la commune.
Jean Robin, son valet de ferme, était chargé de conduire le véhicule.
Joseph et François, les cantonniers, devenant, l'espace d'une journée, des éboueurs.
On passait donc, de maison en maison, pour vider les ordures entreposées ici dans une lessiveuse percée, là dans un vieux baquet réformé.
Souvent, il fallait trinquer avec le propriétaire de la poubelle improvisée, si bien que, en fin d'après-midi, les trois lascars rentraient chez eux bien éméchés.
Joseph et François avaient, depuis toujours, un net penchant pour la bouteille.
On les avait d'ailleurs surnommés les "boit-sans-soif" .
Ce pseudonyme, à défaut d'être original ou amusant, avait le mérite de caractériser parfaitement nos deux héros.
Comme d'habitude, en cette soirée du six juin, ils finirent leur service dans un état proche de l’ébriété.
Ils étaient pourtant encore assez lucides pour se rappeler le travail que l'on attendait d'eux.
François partit donc chercher son charreton pendant que Joseph se rendait au presbytère quérir la clef de la salle paroissiale. Ils se retrouvèrent à l'église, descendirent la statue de son socle et, avec d'infinies précautions, la couchèrent au fond du charreton garni de vieux sacs de jute.
François se mit "en brancards" et commença à tirer pendant que Joseph poussait à l'arrière.
On arriva ainsi devant le Café des Sports où une halte accompagnée d'un petit rafraîchissement s'imposait.
François décréta qu'on ne pouvait laisser le Saint dehors :
- Tu te rends compte, si on nous le volait... !
La statue fut donc extirpée de la voiture et installée sur le banc garni de moleskine usagée, derrière une table du café.
Juliette, propriétaire des lieux, qui était en train de souper avec son mari dans la cuisine, arriva la bouche pleine, pour servir, en s'écriant :
-Mais c'est notre Saint Martin de l'église !
Joseph expliqua brièvement de quoi il retournait après avoir commandé une "fillette" de muscadet bien frais, "s'il te plaît la patronne".
Juliette se dirigea donc vers la cave en vue d’aller chercher la bouteille.
En traversant la cuisine, elle annonça la nouvelle à son époux Henri :
- Tu ne sais pas qui est là ? C'est pas croyable ! Les "boit-sans-soif" avec Saint Martin.
- Saint Martin ! le jockey ?
- Mais non, que tu es bête ! la statue !
- Dame, bon sang, faut que je voie ça !
Henri s'en vint donc contempler le spectacle, déclara que c'était la première fois qu'un si haut personnage fréquentait son café mais qu'on aurait été mieux inspiré de trinquer à sa santé avec du Saint Emilion ou du Saint Estéphe plutôt qu'avec du muscadet.
Cependant, pour marquer cet événement exceptionnel et sans doute unique dans l'histoire de son estimable estaminet, il se sentait obligé d'offrir lui aussi sa "fillette".
Les "boit-sans-soif" reprirent donc la route un peu plus gris encore.
Après quelques tours de roues, François s'arrêta pile et s'écria :
- Joseph, on s'est arrêté chez Juliette, c'est bien. Maintenant, faut aller boire un coup au café du Commerce, chez la veuve Bouland. Si on n'y va pas, elle va être jalouse.
Aussitôt dit, aussitôt fait...
Trois minutes après, la patronne accueillait les deux amis et ouvrait des yeux ronds devant Saint Martin en poussant des "oh !" et des  "ah !"
Il y avait là, outre quatre "beloteurs", quelques jeunes du village qui prenaient l'apéritif.
François et Joseph furent invités à leur table, offrirent eux-mêmes une tournée de “ pernod ”.
On chanta.
Puis, on s'avisa que le Saint avait peut-être soif.
Alors, on lui fit "goûter" un peu de pastis, ce qui eut pour effet de lui orner le menton d'une belle tache jaune.
La nuit était tombée, une belle nuit tiède de juin, pleine d'étoiles et de senteurs de foin fraîchement coupé, lorsque les "boit-sans-soif" quittèrent les lieux.
Ils couchèrent à nouveau la statue dans le charreton, longèrent en zigzaguant le haut mur qui bordait la cour de la petite école et disparurent au premier tournant.
Vers dix heures, le curé monta se coucher en disant à Adèle :
- Tiens, Joseph n'a pas rapporté la clef de la salle. Bah ! II viendra demain matin. Allez, bonne nuit.
Le lendemain, l'abbé n'avait toujours pas récupéré sa clef.
Et l'heure de la messe approchait !
L'alarme fut donnée.
Des deux cantonniers, du Saint et du charreton, point de nouvelles : tout avait disparu !
Le maire et le curé se rendirent successivement chez Joseph et François et constatèrent que tous deux avaient découché et restaient invisibles.
On s'apprêtait, en désespoir de cause, à avertir la gendarmerie lorsque Adrien Godeux, le fermier de la Gaudinais, arriva en courant et raconta tout essoufflé qu'en ouvrant sa grange, il y avait peu de temps, il avait découvert Saint Martin allongé sur la paille, encadré par les deux ivrognes dormant à poings fermés.
Inutile de dire comment ils furent réveillés !
Quelques jours après, on s'aperçut que le nom du village inscrit sur le panneau à l'entrée du bourg, avait été modifié.
Deux mots avaient été ajoutés, à la peinture rouge, par de joyeux lurons, cependant peu soucieux de l'orthographe et qui demeurèrent inconnus.
On pouvait lire maintenant :
"SAINT-MARTIN-DES-BOIS".. .SANS-SOIF.

3. LUDWIG

La maîtresse referma son livre et dit :
- Vous pouvez sortir en récréation.
Neuf paires de galoches rabotèrent aussitôt le plancher usé de la classe avant de se ranger devant la porte. Georgette, notre institutrice, ouvrit alors et, tout en cherchant nos billes au fond de nos poches, nous sortîmes en criant.
Nous n'étions, en effet, que neuf garnements, en cet automne 1943, à fréquenter "la laïque" qui faisait bien pauvre figure à côté de l'école à quatre classes tenue par les frères des écoles chrétiennes.
Marc Bellion, le plus grand et le plus âgé de nous tous, et qui formait, à lui tout seul, le Cours Supérieur, nous appela :
- Hé, Venez-voir !
Nous nous approchâmes et, passant la tête par-dessus le muret qui bordait la cour du côté de la route, nous assistâmes à un spectacle bizarre : à gauche, rangés en file indienne, une quinzaine de chevaux attendaient sagement.
Leurs propriétaires, cultivateurs de la commune, les tenaient par la bride. A droite, un jeune officier allemand examinait la denture d'un gros percheron gris pommelé. Il fit un signe d'assentiment à l'un de ses collègues qui, assis à une petite table, inscrivit quelques notes sur un registre.
Je remarquai que celui qui faisait office de secrétaire laissait pendre son bras gauche, inerte, le long de son corps.
Georgette, qui nous avait rejoints, nous expliqua que l'armée allemande procéderait dorénavant, régulièrement, tous les quinze jours, à une "réquisition" de chevaux appartenant aux fermiers du canton et que ces derniers viendraient à tour de rôle présenter l'un de leurs animaux. Aujourd'hui, nous assistions à "la première". Elle tenait ces renseignements de Monsieur Coulon, le secrétaire de mairie.

Le soir, à la sortie, une autre surprise m'attendait...
Je devais, pour aller à l'école ou en revenir, passer devant le garage où mon père, retour d'une armée française vaincue, travaillait en tant que mécanicien-autos.
Je l'aperçus, de loin, occupé à allumer le gazogène de la "402 Peugeot" du garage. A côté de lui, le regardant s'activer, je reconnus les deux officiers allemands de tout à l'heure qui devisaient tranquillement en fumant une cigarette.
Je m'approchai et questionnai, intrigué :
- Où vas-tu papa ?
- Reconduire ces messieurs à Châteaubriant... mais je ne peux pas t'emmener, ta mère s'inquiéterait.
L'officier dont le bras gauche pendait, demanda, en un français impeccable, et presque sans accent :
- C'est votre fils ? Quel âge a-t-il ?
- Oui... C'est Jean, mon troisième enfant. Il aura bientôt neuf ans.
- Un an de plus que le mien, reprit l'officier dont le visage s'était assombri. Et il continua, après un soupir :
- Je ne l'ai pas vu depuis un an...
Il s'approcha alors de moi, passa sa main valide dans mes cheveux. Je vis des larmes dans ses yeux et j'en fus bouleversé... Il domina très vite son émotion, me sourit et dit en me tendant la main :
- Au-revoir Jean. Je te reverrai dans deux semaines. Je penserai à toi.
Ils montèrent alors tous les trois dans la voiture qui disparut au bout de la rue.
Mon père rentra comme la nuit tombait. Il rapportait, enveloppé dans un papier, un pain de seigle rond de trois livres que, dit-il, les Allemands lui avaient donné.
Il alluma la lumière : c'est à dire qu'il grimpa sur une chaise et brancha deux fils aux bornes correspondantes d'une batterie d'accumulateurs installée sur le placard. Aussitôt, deux petites ampoules fixées au plafond se mirent à briller faiblement au-dessus de la table autour de laquelle nous nous étions assis. Ma mère servit le repas, composé, ce soir-là, d'un plat de choux relevés d'une noix de saindoux, d'un morceau du pain de seigle auquel nous fîmes honneur et de pommes.
Maigre pitance ! mais c'était la guerre et nul ne songeait à se plaindre.
Pendant le dîner, mon père nous annonça que, tous les quinze jours, il devrait aller chercher en début d'après-midi puis reconduire le soir le capitaine Ludwig Briesen - celui qui parlait si bien le français pour l'avoir étudié pendant quatre ans à Paris - et le lieutenant Klaus Frisch.
J'appris encore que le capitaine avait été blessé au bras gauche, sur le front de l'Est, par un éclat d'obus, ce qui lui avait valu, après sa guérison, d'être affecté en France.
Deux semaines plus tard, je revis donc Ludwig. Il avait effectivement pensé à moi puisqu'il m'offrit - merveille des merveilles ! quelques barres de chocolat.
Comme je lui demandais où il habitait, il me parla longuement de son pays : une région très belle avec des montagnes recouvertes de forêts, des torrents d'eau claire, des cascades plus hautes que le clocher de notre église ! Enfin une contrée magnifique, comme je ne pouvais en voir que sur mon livre de géographie !
Un autre jour, il me raconta comment, en combattant les Russes, il avait été blessé, qu'il avait perdu beaucoup de sang et avait failli mourir. J'eus peur pour lui, rétrospectivement car nous étions devenus une paire d'amis.
J'étais heureux de le retrouver et lui aussi, à qui je devais rappeler le fils absent.
Pourtant, je ne goûtais pas pleinement mon plaisir. Marc, à l'école, ne cessait de répéter que les soldats allemands étaient nos ennemis et il les traitait de "sales boches ". Comme je ne comprenais pas – Ludwig, si gentil avec moi, ne pouvait être mon ennemi, je priai Marc de m'expliquer la signification des termes qu'il employait.
- C'est des "sales boches" parce que c'est des ennemis et des salauds ! C'est tout !
Cette réponse ne m'ayant guère éclairé, je décidai d'en parler à Ludwig.
Ce dernier, que je pris aussitôt pour un grand savant, m'apprit que "boche" était issu de l'argot "allemoche" ( pour "allemand"), devenu "alboche", le "b" étant dû, sans doute, à "caboche".
- En ce qui concerne "ennemi", je te ferai seulement deux citations que tu comprendras quand tu seras plus grand. Voilà la première. Elle est tirée de la Bible. "Si votre ennemi a faim, donnez-lui à manger; s'il a soif, donnez-lui de l'eau à boire". La deuxième est d’un grand écrivain français qui s'appelle La Bruyère. Il a écrit : "Vivre avec ses ennemis comme s'ils devaient être un jour nos amis... ”
Après avoir beaucoup réfléchi, je fus amené à conclure, premièrement, que Marc parlait argot, ce que je savais déjà puisqu'il ne disait jamais : "je vais te botter le derrière" mais bien : " je vais te botter le derch".
Deuxièmement, je dus me rendre à l'évidence : Ludwig était bien un ennemi, ce que je voulus expliquer le lendemain à mon père - lequel me regarda, perplexe - en lui affirmant :
- Ludwig est notre ennemi parce qu'il nous donnée du pain de seigle quand nous avons faim. ..d'ailleurs, c'est lui qui me l'a dit !

Noël passa ...Le printemps 1944 aussi...

Les occupants étaient de plus en plus nerveux. Les séances de réquisition avaient cessé et je n'avais plus de nouvelles de Ludwig.
Puis, ce fut le 6 juin... le débarquement en Normandie était l'objet de toutes les conversations, mais la méfiance régnait. En effet, les Allemands, harcelés par les "soldats de l'ombre", se livraient, avec l'aide de miliciens, à de terribles représailles.
C'est ainsi qu'on apprit que des maquisards avaient été pris et fusillés à “ La Brosse ”, en Sion-les-Mines, le 11 juillet, puis à La Chopinière, en Soudan, le 23 juillet.
Pour nous, les enfants, les grandes vacances avaient commencé.
Le soir du 27 juillet, alors que mes parents prenaient le frais, dans le jardin, sous le grand tilleul, et que mes frères et moi jouions à cache-cache un peu plus loin, dans le verger, Michel, le Père de Marc, et grand ami de la famille, arriva. Nous le vîmes, de loin, discuter avec nos parents puis, un moment après, partir en compagnie de notre père.
Ma mère nous appela alors. C'était l'heure du coucher. Je questionnai :
- Pourquoi il est venu Michel ?
Ma mère répondit :
- Sa camionnette est tombée en panne et papa est parti la réparer. Mais, surtout, il nous a appris une grande nouvelle. Les Américains approchent de Rennes. Ils vont arriver ici dans quelques jours.
Nous attendîmes Marc et moi, une bonne partie de la journée du 3 août, au bord de la route, un bouquet de marguerites à la main, l'arrivée de nos libérateurs. Hélas, la colonne blindée traversa le bourg dans la nuit et, comme nous habitions tous deux assez loin du village, nous manquâmes l'événement !
Il restait deux grands mois de vacances !
Pendant que les Alliés libéraient la France je passai mon temps en excursions dans les prés et les bois, en parties de pêche aux vairons et en baignades, au lieudit Caridel, là où la rivière forme, en s'étalant sous les peupliers, une anse peu profonde.

Le lundi 2 octobre jour de la rentrée des classes, je retrouvai, sarraus noirs et galoches aux pieds comme moi, mes camarades.
Marc entrait en cours de fin d'études et préparerait le certificat. Quant à moi, j'allais fréquenter le cours élémentaire 2ème année.
Ce premier jour fut consacré à orner la classe, couvrir les livres que Georgette nous avait distribués et préparer la première page de nos cahiers avec une plume sergent-major toute neuve trempée dans une encre violette que le futur certifié avait été chargé de préparer dans la bouteille au bec verseur.
A cinq heures, Marc et moi prîmes le chemin du retour.
Nous parcourions environ cinq cents mètres ensemble puis, au calvaire de La Chaussée, nos routes se séparaient. Arrivés au carrefour, il me mit brusquement la main sur l'épaule et, prenant son air sérieux, me déclara :
- Si tu jures de n'en parler jamais à personne, je vais te dire un secret.
Avide de savoir, je jurai tout ce qu'il voulait et crachai même dans la poussière du chemin pour montrer ma bonne foi. Nous nous assîmes au pied de la croix.
- Voilà, poursuivit-il, ce que mon "pater" m'a raconté hier. A la fin du mois de juillet, un soir, les maquisards ont attaqué une voiture boche sur la route de Lavai... Eh bien, mon vieux, parmi eux, y avait mon père et le tien. Le mien, "y" tenait le fusil-mitrailleur. Et c'était ton père qui conduisait la camionnette des maquisards.
D'habitude, c'était Armand, le receveur des postes, qui faisait le chauffeur, mais là, "y" pouvait pas, "y" s'était fait une entorse... Et "pis", tu sais pas ? dans la "bagnole" des "boches", parmi les quatre morts, y avait les deux gradés qui venaient réquisitionner les chevaux...
Alors, tout pâle, je me levai d'un bond en hurlant :
- C'est pas vrai !... Menteur !... T'es qu'un sale menteur !
Et, secoué de sanglots, je m'enfuis, en courant, vers la maison…

4. UN ENFANT SUR LA BALANCOIRE

Pourquoi est-il revenu s'installer définitivement ici, à la Jonchère, la vieille demeure familiale ?
Pour y finir ses jours comme l'affirment les gens du pays ?
Certes. Mais qui se doutait que sa fin, justement, était si proche?
Il y a trois semaines, lors de sa dernière visite au docteur Hamel, il a entendu, hébété, ce dernier prononcer les mots fatals : "tumeur cancéreuse", "état très grave", "une opération peut-être ?".
Il s'est ressaisi et a eu le courage de demander :
- Il me reste combien de temps ? 
- Vous savez, c’est difficile à dire... Et, puis, pourquoi chercher à savoir ?
- Je vous en prie, il le faut.
- Quelques mois... peut-être plus...
Il a donc décidé de quitter Nantes, pour toujours. Pour mourir dans la maison qui l’a vu naître.
Mais quelle autre raison l'a poussé à partir ? Il n'en sait rien encore. De façon très confuse, il a ressenti comme un appel.
Il a trouvé la maison en ordre, tout comme le parc, le potager et le verger.
Henri et Jeanne, qui occupent une petite maison à l'entrée du parc et sont chargés de l'entretien de la propriété, ont fait, comme toujours, du bon travail.
Fatigué par la maladie et l'âge - soixante-seize ans - il a demandé à Henri et Jeanne de lui aménager une chambre, au rez-de-chaussée, dans le petit salon. Ainsi, il n'aura pas, à gravir l'escalier.
De son lit, il a vue sur le parc.
Ce mois de septembre est superbe. Le ciel s'est voilé d'une gaze légère. L'air est doux et sent la fane de pomme de terre.
Chaque après-midi, il s'installe, dans son fauteuil, sous le gros marronnier dont les feuilles commencent à se piquer de rouille.
Là, il songe et médite.
Le bilan de sa vie ? Pas difficile, vraiment.
Il laissera, il en est sûr, le souvenir d'un homme dur et parfaitement égoïste.
Ni femme, ni enfants. Plus de famille ! Plus rien ! Personne pour le pleurer !
Tout compte fait, c'est mieux comme ça.
Il n'a jamais cru qu'il y avait une vie après la mort. Le néant, seulement le néant !
Au moment même où il cessera de vivre, le temps et l'espace seront, pour lui, abolis.
Cette pensée simple - simpliste ? - lui suffit.
Il a encore en mémoire ces vers de Cadou appris il y a bien longtemps, au collège :
Rien ne subsistera du voyageur
Dans le filet troué des ultimes voyages
Pas la moindre allusion
Pas le moindre bagage
Le vent de la déroute aura tout emporté
Depuis sa mort annoncée, le regard qu'il porte sur les choses a changé.
Un rien l'émerveille : le moindre caillou, la plus humble plante...
Il veut jouir de chaque être, de chaque objet. Chaque seconde qui passe lui est chère.
 Appuyé sur sa canne, il se promène parfois, dans les allées.

C'est en fin d'après-midi, quelques jours après son arrivée, qu’il a fait sa connaissance.
C'est un petit garçon tout blond. Neuf ou dix ans tout au plus.
Il s'est arrêté dans le chemin creux qui longe le verger et regarde les fruits avec envie.
-   Bonjour, comment t'appelles-tu ?
- Pierre.
- Tu habites par ici ?
- Oui... tout près.. . là-bas.
-   Veux-tu manger une poire ?
- Oui, si c'est une williams !
- Et toi, qui es-tu ?
- Je suis le propriétaire de la maison.
- Je ne t'ai jamais vu. Pourtant, je me promène souvent autour de chez toi.
- C'est que mes séjours ici étaient courts et bien rares. J'ai un appartement à Nantes où je vivais jusqu'à maintenant. Mais c'est fini. Je m'installe définitivement à la Jonchère.
-  Tu es vieux... ! Tu es forcément un grand-père.
- Je ne suis pas grand-père.
- Pourquoi ?"
- Parce que je n'ai pas eu d'enfants. Je n'ai donc pas de petits enfants.
-  Oui, oui, je comprends. C'est pour ça que tu es triste. Parce que tu n'es pas grand-père.
- J'ai l'air si triste ?
-  Oui. Je n'aime pas les gens tristes. Alors, si tu veux, en revenant de l'école, je passerai te dire bonjour. Je t'appellerai "Papy". Comme ça, tu seras heureux.
- Tu es très gentil. Je te remercie. Mais, tu vas t'ennuyer. Tu ne préférerais pas jouer avec tes camarades ?
- Oh ! mais je ne resterai pas longtemps... J'aurai encore le temps de jouer après. Ne t'en fais pas ! Allez, à demain !
Vif et léger, il a déjà disparu dans le chemin.
Fidèle à sa promesse, Pierre vient chaque soir.
Le vieil homme l'attend, assis sous le marronnier.
 Quand l'enfant arrive tout essoufflé, il trouve sur la table du jus de fruit et quelques friandises préparés par Jeanne.
Il s'assoit et raconte. Il a tant à dire : l'école, le maître, les camarades. Et puis, les rencontres sur le chemin : le hérisson, le lapereau, le merle...
 Il y a deux jours, le vieil homme lui a parlé de son enfance.  Il a montré à Pierre, sorties d'un album bleu bien fatigué, les photos jaunies où on le voit, à six ans, ici même, à la Jonchère, pousser une petite brouette sur la pelouse, pédaler sur une bicyclette blanche, dans l'allée, faire de la balançoire.
- Tu étais drôlement habillé ! Tiens, mais la balançoire, on dirait qu'elle était accrochée au marronnier.
- Oui, c'est bien le même arbre. Tu sais, il est très très vieux, Il a environ deux cents ans et peut encore vivre longtemps !
Sifflement admiratif de Pierre
- Pourquoi as-tu enlevé la balançoire ?
- Je te l'ai dit. Parce que je n'ai pas eu d'enfant. Il n'y avait plus personne pour se balancer.
- Tu pourrais dire à Henri qu'il en accroche une là, à la grosse branche, pour moi.
- C'est une excellente idée. Ce sera fait !
 A cet instant, une feuille rouille et jaune se détache et se pose sur la table de jardin.
- Tu vois, les feuilles tombent. Elles sont en train de mourir. Bientôt, ce sera l'hiver. Toute la nature va mourir !
- Que non ! ... regarde ! Tu vois, les bourgeons sont déjà formés. Tout l'hiver, ils vont rester clos. Au printemps prochain, ils s'ouvriront, donneront de nouveaux rameaux, de nouvelles feuilles.
- Alors, c'est pour cela que les feuilles meurent et tombent ? ... Pour laisser la place aux nouvelles ?
- Tu as tout compris...

Il y a deux jours, Maître Naulin, mandé d'urgence, est venu à la Jonchère.
Le vieil homme désirait refaire son testament. Il a légué une part de sa fortune à Henri et Jeanne. L'autre part, comprenant la Jonchère, ira à Pierre
Le notaire n’a pu se retenir :
- Tiens, pourquoi cette fantaisie ?
- C'était nécessaire... absolument nécessaire...
 Aujourd'hui, en fin d'après-midi, Henri est venu installer la balançoire, Il l’a fixée à la plus grosse branche du marronnier.
Le vieil homme est très las ce soir. Comme la sève se retire dans l'arbre qui sèche, il sent la vie refluer en lui.
Le crachin n'a pas cessé de tomber durant toute la journée, Il n'a pu sortir au jardin.
Pierre n'est pas venu. Rien d'étonnant à cela. Hier soir, il toussait beaucoup, semblait fiévreux. Une bronchite sans doute. Il aura dû garder le lit.
Le vieil homme s'est couché de bonne heure. Il fait encore jour. Un crépuscule humide et sale.
Jeanne ne viendra que plus tard fermer les volets de la porte-fenêtre.
Appuyé sur ses oreillers, il regarde intensément le parc, à travers les vitres. Il se sent en paix.
Est-ce la bruine qui brouille ainsi le paysage ? Les arbres, les massifs, les allées, tout devient subitement flou.
On dirait que quelqu'un vient de s'asseoir sur la balançoire. Un enfant qui ressemble trait pour trait au petit garçon qu'il était, il y a longtemps, il y a si longtemps... Oui, c'est bien lui, en col marin, longues culottes et chaussettes blanches.
Puis, peu à peu, très lentement, l'image de Pierre, souriant, vient se substituer à la sienne.
L'enfant commence, doucement à se balancer...
Alors, le vieil homme sait pourquoi il est revenu ici.
- Pour un enfant sur la balançoire...

A la nuit tombante, Jeanne, sous son parapluie noir, remonte l'allée qui, sous les tilleuls, mène à la maison du vieil homme. C'est l'heure où elle doit, comme chaque soir, venir fermer portes et volets.
Subitement, au bout de l'allée, là-bas, sous le marronnier, il lui semble apercevoir, presque indistinctes derrière le rideau de bruine qui noie le paysage, deux silhouettes d'enfants.
L'une d'elles lui est familière. C'est celle de Pierre, assis sur la balançoire.
L'autre lui est inconnue. C'est celle d'un garçon portant des vêtements surannés : une veste à col marin, de longues culottes et des chaussettes blanches.
Jeanne s'approche mais il n'y a personne sous le marronnier.
"Voilà que j'ai des visions maintenant." grommelle-t-elle.
Elle se hâte vers la maison, pénètre dans la chambre...
Le vieil homme n'est pas là !
Jeanne l'appelle. En vain...
Comme c'est étrange ! Tout est en ordre dans la chambre. On dirait que le lit n'a pas été défait.
Un livre est resté ouvert sur la table de chevet.
Jeanne s'approche, se penche...
Elle lit maintenant les deux lignes soulignées au crayon rouge :
"Rien ne subsistera du voyageur
Dans le filet troué des ultimes voyages..."

5. JOUR d’ÉLECTIONS

Sur la petite route qui serpentait entre les haies défeuillées,  l’abbé Martin pédalait sans se presser. Bonnet de laine enfoncé jusqu'aux oreilles, cape noire de drap épais bien boutonnée, soutane relevée entre les mollets et tenue par des épingles de nourrice,  il ne craignait pas le petit froid vif qui sévissait en ce dimanche matin du 2 janvier 1956.
Il revenait de  Saint Philbert où il avait célébré la messe de neuf heures.
Saint Philbert était, en quelque sorte, sa deuxième paroisse. Elle était trop petite, en effet, avec ses cinquante-deux habitants, pour occuper un prêtre à temps complet. L'évêque l'avait donc confiée à l'abbé Martin, curé de Lubray , un gros bourg voisin de six cents âmes environ.
Chaque dimanche matin donc,  l’abbé, quittait, à bicyclette, son presbytère à Lubray, parcourait les quatre kilomètres de mauvaise route qui remmenait à Saint Philbert où il célébrait l'office de neuf heures. Après quoi, il buvait un café en mangeant une brioche chez Julien, le sacristain, et revenait à Lubray où on l'attendait pour la grand-messe de onze heures.
L'abbé, la quarantaine bien sonnée, était un homme simple.
Depuis son entrée au petit séminaire, il ne se posait point de ces questions qui vous tourmentent l'esprit et vous empêchent de dormir. Pour lui, il y avait, d'un côté, les "bons", les croyants qui fréquentent l'église, font leurs pâques et paient le denier du culte. De l'autre, les "mauvais", agnostiques ou athées qui vivent et meurent dans le péché et qu'il était nécessaire de combattre sans faillir.
Il savait fort bien que ses adversaires, dénonçant son manichéisme, le traitaient de "curaillon borné" et de "calotin attardé" mais il s'en moquait comme de sa première soutane !
Pour l'heure, il finit de grimper la petite côte qui menait à l'église de Lubray, posa sa bicyclette contre le mur de la sacristie dans laquelle il pénétra.
Un quart d'heure après, il commençait à célébrer l'office divin.
Au premier rang de l'assistance se tenait Victorine, sa bonne, une vieille femme simplette – oh combien ! - mais la meilleure cuisinière de la contrée. L'abbé, tout en montant à l'autel, se souvint qu'il l'avait vue, la veille, en fin de soirée, préparer, dans sa cuisine, un civet de lièvre et un gâteau au chocolat qui lui seraient servis aujourd'hui même, à midi. Ce souvenir le fit saliver un instant – Mon Dieu pardonnez-moi, je pèche par gourmandise ! - mais il chassa vite ses vilaines pensées pour se concentrer sur la célébration de la messe.
Voici qu'était venu le moment du sermon.
L'abbé l'avait préparé avec un soin particulier et, ma foi, que Dieu lui pardonne ce brin de vanité, il pensait qu'il s'en était plutôt bien tiré.
Aujourd'hui, en effet, était jour d'élections. Il s'agissait de renouveler les membres de l'Assemblée Nationale.
C'est pourquoi, il avait glissé, dans sa prédication, ce qu'il croyait être de subtiles exhortations à voter pour les candidats de droite "seuls défenseurs de notre Sainte Mère l'Église" contre la gauche anticléricale des "partageux".
A vrai dire, il ne se faisait pas trop de soucis. Ici, dans cette circonscription rurale et bien-pensante des marches de Bretagne, la droite l'avait toujours emporté avec une majorité écrasante... Dieu soit loué !
C'est pourquoi, l'esprit en paix,  à midi trente, après une matinée chargée,  l'abbé pouvait s'installer confortablement à la table de sa salle à manger et déguster un délectable civet suivi d'un savoureux gâteau au chocolat.
Au café, le curé fit savoir à Victorine, après l'avoir chaleureusement félicitée pour la finesse de sa cuisine, qu'il allait, dans l'ordre, s'octroyer une petite sieste, dire son bréviaire et enfin aller voter.
- M'accompagnerez-vous à la mairie ?
- Oh, point, monsieur le curé ! J’ai voté ce matin, pendant qu'vous étiez à Saint Philbert, "pace que", c't'après-midi, après ma vaisselle, faut qu'je vais voir ma sœur Yvonne, celle qu'habite à la Loutrais qu'a la grippe. Alors, vous pensez, cinq kilomètres pour aller, autant pour rev'nir, comme de juste, ma visite là-bas, la soupe à préparer en rentrant... bref, je m'suis dit comme ça : "Victorine, tu vas aller voter dès neuf heures, tu gagneras du temps et..."
- Oui, oui, je comprends ça Victorine. Vous avez fort bien fait... enfin, j'espère que vous avez bien fait, que vous avez bien voté... vous avez entendu mon sermon, ce matin, à la grand-messe ? C'était clair...
- C'est à dire que... Ça m'intéressait "pus"... J'avais déjà voté.
L'abbé soupira. Pauvre Victorine ! C'est vrai qu'elle n'était guère futée...
Il était cependant curieux de savoir à quel parti - de droite cela allait de soi - Victorine avait bien pu donner sa voix.
Aussi demanda-t-il abruptement :
-  Alors, pour qui avez-vous voté ?
- Pour tout vous dire, j'm'en souviens même pus !
- Oh ! La mémoire va vous revenir... Voyons voir. Voyons, voyons... n'est-ce pas pour celui-là, Monsieur le baron de la Haie-Chesnel, du Mouvement Républicain Populaire ?
- Non, c'est point ça !
- Ah ! Alors, dans ce cas, c'est pour celui-ci, Lochard, des Indépendants Paysans ?
- Non, c'est pas "çui-là" !
- Alors Pérel, l'homme de l'Union Des Commerçants et Artisans ? ou Le Bail des Républicains Sociaux ?
- Non, non, c'est 'core pas ça !
L'abbé blêmit, il ne restait plus dans sa main que les trois bulletins des candidats de la gauche honnie représentée par le Parti Radical Socialiste, le Parti Communiste et la S.F.I.O.
Le curé présenta les trois bulletins à Victorine et s'écria, l'air sévère :
- Malheureuse ! mais vous avez donc voté pour nos adversaires de gauche ! Alors, lequel de ces trois bulletins avez-vous glissé dans l'urne, hein ?
 Victorine vit bien qu'elle avait fait une grosse bêtise. Et qui avait grandement contrarié son maître ! Ce fut donc le cœur bien gros qu'elle désigna du doigt  celui du Parti Communiste.
- Mais enfin, vous pouvez m'expliquer pourquoi vous avez choisi celui-là ? pourquoi ?
- C'est que, j'ai ''ben" fait attention quand j'ai lu les grosses lettres, là, en haut des bulletins et j'ai justement choisi c'ti-là "pace que" c'était "ben" l'seul où qu'c'était écrit "Français"... Oui, Parti Communiste Français... R'gardez vous-même ! c'est l'seul !
- Victorine... Vite... donnez-moi un petit verre de chartreuse  ... pour me remettre...

Le soir, à la salle municipale, Pierre Flipot, le maire de Lubray, après le dépouillement, demanda le silence afin de proclamer les résultats des élections dans la commune.
Monsieur le baron de la Haie-Chesnel, du M.R.P., arrivait largement en tête.
Le candidat du Parti Communiste Français se classait bon dernier avec... une seule voix !

6. LE MAGOT

Le père inhumé dans le caveau familial en ce jour torride d'août 1956, Louis et Gabrielle revinrent à La Mornais en coupant au plus court, par le sentier qui longeait la rivière.
Louis, la veste sous le bras, avait depuis longtemps retiré la cravate qui "lui donnait le chaud". Il commençait à avoir mal aux pieds, peu habitué qu'il était à porter des "souliers de cérémonie".
Gabrielle, sa femme, s'essoufflait à ses côtés. C'était une grosse boulotte, rougeaude, que la chaleur rendait cramoisie. Une auréole de sueur tachait, aux aisselles, son corsage blanc.
 Ils exploitaient, à eux deux, vingt-cinq hectares de champs et de pâtures à La Mornais, hameau de Cordemais, un bourg perdu dans le bocage entre Nantes et Saint-Nazaire.
La ferme appartenait à Alexandre, le père de Louis, celui-là même qu'ils venaient de laisser derrière eux, il n'y avait pas une demi-heure, sous les ifs du cimetière.
Pendant cinq ans, Alexandre était resté grabataire, dans la petite chambre au carrelage de briques rouges jouxtant la cuisine.
Il avait été frappé de paralysie, avec aphasie, dans sa soixante et onzième année.
Il ne parvenait à émettre, de temps à autre, que de petits cris ou de vagues borborygmes.
Louis, son fils unique, et Gabrielle s'étaient occupés de lui et l'avaient gardé près d'eux. Leur décision de ne point se séparer de l'invalide n'avait pas été guidée par l'amour filial ou une tendresse particulière. Non ! C'était parce que, comme le disait Louis, "l'envoyer à l'hôpital, ça aurait coûté des sous !"
Enfin, il y avait deux jours, ils avaient trouvé Alexandre mort, sur sa mauvaise paillasse.
Louis et Gabrielle pensaient que ça n'était pas trop tôt !
Les bonnes gens du coin avaient déclaré : "C'est ben mieux comme ça ! C'est-y pas une délivrance pour tout le monde !"
Louis s'arrêta pour rouler une cigarette.
Gabrielle s'assit au bord de l'eau, à l'ombre d'un gros frêne, et s'épongea le front avec son mouchoir.
Elle dit :
- Mon Dieu ! J’suis quasiment en nage ! ... le père, lui, y peut plus se plaindre du grand chaud !
Louis répondit, bourru :
- Laisse le don' tranquille... Il est plus là pour nous emmerder !
 Alexandre avait été un sacré bonhomme !  Il avait trimé dur, toute sa vie, sur ses vingt-cinq hectares. Avare au dernier degré, il avait, d’après ce que racontaient certains, amassé, sou après sou, un  magot assez considérable.
 D'autres assuraient qu’il avait trouvé un sac de louis d'or dans une automitrailleuse allemande abandonnée en catastrophe par ses occupants, tout près de là, lors d'un dernier combat entre les forces d'Occupation nazies de la poche de Saint-Nazaire et un détachement français de la 66ème Division du général Chomel.
C'était le 6 mai 1945. Ce jour-là, Alexandre et Louis, terrés dans la cave, avaient bien cru que leur dernière heure était arrivée en entendant la canonnade au-dessus de leurs têtes.
Tapis entre deux tonneaux de cidre, ils écoutaient, la peur au ventre, le canon de 108 allemand, à l'ouest du bourg, qui répondait aux pièces de 105 des Français, à l'est.
Deux avions de chasse réduisirent rapidement au silence la batterie allemande et on en resta là.
Le "combat" avait duré moins de dix minutes.
En sortant de la cave, les deux hommes, à leur grande satisfaction, avaient constaté que la maison et les bâtiments de la ferme étaient intacts.
Seule, l'automitrailleuse allemande, moteur à demi emporté par un obus, témoignait de la victoire des Français. Les deux hommes n'osaient point s'en approcher.
Le lendemain matin, elle était toujours là, abandonnée et apparemment inoffensive.   Alors, Alexandre, en l'absence de Louis parti couper de la luzerne, s'était enhardi jusqu'à pénétrer à l'intérieur du véhicule.
Victor Giraud, un proche voisin qui semait des haricots, dissimulé derrière la clôture de son jardin, l'avait vu revenir, un sac de cuir sous le bras et s'était empressé de conter la scène aux villageois. D'où l'hypothèse qu'Alexandre avait fait main basse sur ce qu'on appela vite, mais un peu pompeusement,  "le trésor des boches".
Était-ce vrai ? Était-ce faux ? ... Nul ne sut jamais la vérité ! ... Quand il s'agissait d'argent, Alexandre ne pipait mot.  Il ne se fiait à personne, pas même, - et surtout pas ! - à ses enfants.
Lorsque Louis ou Gabrielle faisaient allusion à son magot, il se contentait de déclarer, en Normand qu'il n'était pas, souriant finement :
- Pt'êt ben qu'y en a un, p'têt ben qu'y en a point...
 A partir du moment où il avait perdu l'usage de la parole, il n'y avait pas eu de semaine que Louis ne se fût approché du paralytique pour demander :
- Tu m'entends le père ? Où qu'ç'est-y qu't'as caché tes sous ? Fais donc un signe !
Le malheureux, sur sa couche, s'obligeait à des efforts surhumains pour émettre quelques sons, clignait des yeux tout en pointant le menton vers le mur, en face de lui. Et c'était tout !
Louis, alors, se mettait en colère :
- Sacré tête de cochon ! ... V’la c'que c'est de ne point vouloir causer tant qu'on a la santé ! Ah ! Tu t'es bon foutu de nous !
Gabrielle et Louis avaient cherché partout, vidant les tiroirs, auscultant les meubles, mettant le grenier et la cave sens dessus dessous. Rien ! Ils n'avaient rien trouvé !
Louis, un beau matin, avait même installé son père sur une chaise longue, démonté le châlit, sondé le sommier et le matelas du grabataire. Sans résultat !
 Et puis, le père était mort, emportant, avec lui, son secret...
Louis se leva, écrasa son mégot et dit, d’un ton ferme, à Gabrielle :
- Va falloir recommencer à chercher. On va quand même pas laisser dormir un tas d'or qu'est là, à deux pas de nous !
 Alors, méthodiquement, dès le lendemain, ils reprirent leurs recherches, fouillant les moindres recoins. Ils commencèrent par la cuisine. Puis vint le tour des deux chambres, de la cave, du grenier.
Sans succès. Ils s'attaquèrent ensuite aux granges, aux étables, au garage où il remisait le tracteur, enfin, à l'ancienne écurie qui avait abrité, autrefois deux gros chevaux de labour.
Ils ne trouvèrent rien.
Louis ne se découragea pas. Il sonda, un à un, les murs. Il démolit même la margelle du puits et l'ancien four à pain, pensant y trouver quelque niche recelant le magot, hélas ! Ce dernier restait introuvable !
Louis s'attaqua alors au jardin qu'il laboura entièrement.
Peine perdue !
Bientôt, toute la population, aux alentours, fut au courant.
Gabrielle, en effet, sous le sceau du secret, avait confié ses malheurs  à Henriette, sa meilleure amie, laquelle avait fait de même avec Germaine qui elle-même en avait dit deux mots à Joséphine qui...
Tant et si bien qu'en trois jours,  tout le monde connut l'infortune - n'était-ce pas le mot juste ? - des fermiers.
Chacun y allait de ses réflexions.  Certains plaignaient le couple.  D'autres, peu charitables, se réjouissaient, faisant valoir que Louis et Gabrielle étaient devenus aussi pingres qu'Alexandre et, qu'à cette heure, ils en étaient bien punis !
 Un jour de fin octobre, Gabrielle pria Louis de bien vouloir défricher, le long du mur du garage, un lopin de terre laissé à l'abandon depuis des décennies et où elle désirait planter des bulbes de tulipes.
Dès le lendemain, Louis se mit au travail.
Il coupa les ronces et les orties puis, à l'écart, en fit un tas auquel il mit le feu.
Saisissant alors sa bêche, il commença à retourner la terre. Comme il avait plu les jours précédents, il peinait tant le sol argileux collait au fer de l'outil.
Il travaillait depuis vingt minutes environ lorsque, tout à coup, la bêche rencontra une résistance.  "Une grosse pierre, va falloir enlever ça !". Et il se mit en demeure, à petits coups précis, d'ôter la terre qui la recouvrait.
Il se rendit compte immédiatement qu'il s'était trompé. Ce n'était pas un caillou qui apparaissait à ses yeux mais la partie d'un objet métallique présentant, ici et là, quelques zones rouillées.
Le cœur de Louis se mit à battre violemment. Une joie sourde monta en lui. Il cria :
- Gabrielle ! Viens vite ! Bon sang de bon sang ! J'cre ben que j'viens d'trouver le magot !
Gabrielle, qui étendait son linge à dix mètres de là, arriva aussi vite qu'elle put en se dandinant comme une oie grasse et répétant : " C'est pas Dieu possib' ! c'est pas Dieu possib' !"
Elle en pleurait presque de joie en se penchant sur "l'objet" qu'elle examina un moment avant de lancer, péremptoire :
- C'est un coffre en fer et y a les louis d'or dedans, c'est sûr !
Louis l'approuva du chef.
Il était tout sourire et dit :
- Ce sacré coffre est pris dans la glaise. Y va pas être facile à bouger. Faut le dégager par les côtés. Vas chercher ma pioche !
Elle revint bientôt, l'outil sur l'épaule.
Il retroussa ses manches, se mit bien d'aplomb, jambes écartées, leva la pioche au-dessus de sa tête et rabattit... "han !"
Alors... une formidable explosion retentit !
Louis et Gabrielle ne surent jamais que la pioche venait de percuter le détonateur d'un obus de 108 qui avait oublié d'éclater et était enfoui là, depuis le fameux combat du 6 mai 1945.

7. RÈVE de VALSE

Le charreton, que tire Louis, bringuebale sur la petite route empierrée. On entend l'essieu crier quand une roue rencontre une pierre ou tombe dans un nid-de-poule.
Soudain, la voiture fait une embardée. Louis jure.
Assise dans le charreton, Mélanie, sa femme, adossée à une botte de paille, doigts croches aux ridelles, crie de sa voix aigre :
- Fais don’ attention, espèce d'andouille ! T’es encore soûl ! Si tu continues, on va "ben" se retrouver au fossé !
Louis, sans se retourner, hausse les épaules et crie à son tour :
- Ta gueule !
Et il se met à siffler "Rêve de valse".
Mélanie encaisse sans broncher.
Ah ! il y avait vingt et un ans de cela, oui, ça faisait bien vingt et un ans puisqu'ils s'étaient connus en 1925 - ce n'étaient pas des injures mais des mots d'amour qu'il lui murmurait.
Ils s'étaient rencontrés un dimanche d'été, un dimanche comme aujourd'hui, à la guinguette du père Moreau, au hameau de la Sauzais, près du grand étang.
On y mangeait une friture en buvant du vin blanc.
Et on dansait. Tout l'après-midi.
Au son de l'accordéon.
De fameux danseurs, tous les deux.
Parfois même, les autres s'arrêtaient, comme ça, rien que pour le plaisir de les regarder tourner...
Louis était alors un grand gars, robuste, avec un joli visage aux traits fins orné d'une petite moustache noire. Ils s'étaient plu, tout de suite.
Un jour, après la danse, alors que le soleil descendait derrière les peupliers, il l'avait emmenée faire un tour en barque, sur l'étang. Ensuite, le premier baiser... le "je t'aimerai toujours"... le mariage...
Ils avaient vécu quatorze années de bonheur. Pourtant, ils n'étaient guère riches. Louis travaillait comme "journalier" dans les fermes alentour.
Elle, elle était bonne chez Ménard, métayer à la Lèzerie.
Beaucoup de travail pour de maigres salaires.
Et puis, la guerre...
Louis mobilisé dans l'infanterie. Un éclat d'obus en plein visage, là-bas, du côté des Ardennes. Après des mois d'hôpital, le retour au pays. Défiguré à jamais !
Alors, il avait cherché l'oubli dans la boisson. Mais le malheur s'était acharné.
Un an plus tard, Mélanie avait fait une mauvaise chute, du haut d'une charrette de foin, avec, au bout du compte, une paraplégie.
Aigrie, elle était devenue sombre et acariâtre.
Louis, s'adonnant de plus en plus à la bouteille, avait perdu son emploi. Il réussissait encore à gagner quelques sous en se livrant à de menus travaux. Il piégeait les taupes, coupait du bois, ramonait les cheminées pour les particuliers.
Mais c'était insuffisant. La misère était venue.
Le ménage ne possédait plus que quelques sous.
Un autre problème s'était posé : il fallait bien sortir Mélanie. Mais comment la transporter ?
Un voisin, le père Evrard, couvreur de son état, et qui venait de prendre sa retraite, leur avait fait cadeau du charreton dans lequel il véhiculait ses outils.
Le dimanche matin, Louis hissait sa femme dans la voiture à bras, se mettait dans les brancards et parcourait allègrement les trois kilomètres de mauvaise route qui menaient au bourg.
Mélanie assistait à la grand-messe.
Louis faisait les commissions et les bistros, laissant maintenant des ardoises derrière lui.
Aussi, quand il récupérait sa femme et prenait le chemin du retour, le charreton suivait parfois des trajectoires bizarres.
Le quidam qu'on croisait se permettait, parfois, des réflexions qu'il croyait drôles.
- Pour tirer le charreton, il faudrait acheter un âne !
- Pas la peine de dépenser des sous, tu n'as qu'à te mettre dans les brancards !
Ils arrivent ainsi au carrefour du Hadet.
Normalement, Louis devrait prendre à gauche pour rentrer à la maison. Or, cette fois, il continue tout droit son chemin, sans répondre au :
"Où vas-tu, imbécile ? Tu ne vois pas que tu te trompes de route ?"
venu de l'arrière.
Mélanie, voyant qu'elle n'obtiendrait pas de réponse, grommelle encore quelques injures et se tient coite, colère rentrée, le visage plus renfrogné que jamais.
L'attelage, au bout d'une demi-heure de route, descend la côte qui mène à la Sauzais.
Louis gare le charreton sous les frênes, au bord de l'étang, près du barrage.
L'endroit est charmant.
Des collines, plantées de pins, de genêts et d'ajoncs, surplombent la pièce d'eau.
De l'autre côté, la guinguette est toujours là, agrandie et restaurée. On distingue, à droite, la piste de danse et son estrade. Le toit n'est plus de chaume mais d’ardoises bleues.
Louis ôte son chapeau, s'essuye le front.
- On est rudement bien là. On va s'installer et casser la croûte.
Mélanie ne répond pas. Après tout, pense-t-elle, ce n'est pas une mauvaise idée...
Louis la cueille comme une pomme et l'assoit sur l'herbe.
Il sort le pain, le pâté, le saucisson et un litre de vin rouge.
Tous deux mangent sans rien dire, les yeux tournés vers la guinguette, tout à leurs souvenirs...
Par extraordinaire, devant une Mélanie qui n'en croit pas ses yeux, Louis boit très modérément. Repu, il s'allonge commodément sous le plus gros frêne et s'endort.
C'est sur l'air de "Ma Tonkinoise" qu'il se réveille..
De l'autre côté de l'étang, l'orchestre - un accordéoniste et un batteur - a commencé à jouer. Trois ou quatre couples tournent déjà. Des jeunes gens arrivent, à bicyclette ou à pied, pour danser.
Louis se lève, s'étire et déclare qu'il va faire un petit tour. La veste sur l'épaule, par le sentier sur le barrage, il se dirige vers la guinguette.
Il y a maintenant pas mal de monde sur la piste de danse.
Louis s'installe sous la tonnelle, commande un bock.
Il reste longtemps, là, à regarder tourner les couples.
La sieste, à laquelle il s'est abandonné, a fait disparaître les vapeurs de l'alcool qu'il a absorbé en trop grande quantité, le matin, au bourg.
Maintenant, il se sent léger, l'esprit clair.
Il vida sa chope, s'essuya les lèvres d'un revers de main et règle sa consommation.
Il vient de dépenser ses derniers sous.
Il revient vers Mélanie qui, de loin, elle aussi, contemplait les danseurs.
Il se penche vers elle, la fixe dans les yeux : "Viens !". Il la prend dans ses bras.
"Tu es fou !"
Elle passe ses bras autour de son cou pendant qu'il la porte vers la guinguette.
Ils entrent ainsi sur la piste de danse et Louis se met à valser.
Mélanie, inerte dans ses bras, ferme les yeux. La tête lui tourne un peu.
Elle pose sa joue contre celle de Louis et se laisse emporter, ivre de musique et de bonheur...
Les autres danseurs s’arrêtent, contemplant, étonnés, ce couple étrange.
Les lazzi imbéciles suivent bientôt :
- Vas-y "Gueule d'Amour" !
- C'est toi le plus beau !
- Et voici le couple à deux pattes !
Un jeune fat gominé, un "fin lettré" sans doute, lance :
- Mesdames et Messieurs, veuillez applaudir Quasimodo !
Mais l'effet escompté est nul...
Personne n'a lu "Notre-Dame de Paris".
Louis et Mélanie feignent de ne pas entendre. Il n'y a qu'eux, sur la piste...
Ils dansent encore, plusieurs fois, jusqu'à l'arrivée du soir.
Lassés, les autres, autour d'eux, ont fini par les ignorer.
Quand les ampoules multicolores s'allument au dessus de leurs têtes, ils reviennent vers le charreton, silencieux, le vague à l'âme.. .
Sur le sentier de la digue, Mélanie soupire et dit :
- Regarde comme l'eau de l'étang est devenue noire.
Louis s'arrête et demande :
- Tu veux ?... maintenant ?...
Elle répondit, tout bas :
- Oui... maintenant.
Elle se serre très fort contre lui. Son cœur bat à grands coups dans sa poitrine.
Elle ferme les yeux et pose sa tête sur l'épaule de son mari.
Alors, du haut du barrage, Louis saute dans l'étang.
Agrippés l'un à l'autre, ils se débattent quelques instants puis disparaissent sous l'eau.
Il y a quelques remous... Enfin, la surface de l'étang redevient lisse.
L'orchestre, là-bas, a attaqué la dernière danse. Il joue "Rêve de valse".
Au-dessus de la guinguette, la première étoile s'allume.

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