LES LETTRES DE MON MOULIN

1. LA DILIGENCE DE BEAUCAIRE

2. L'ELIXIR DU REVEREND PERE GAUCHER

3. LES VIEUX

4. LE CURE DE CUCUGNAN

5. LE SOUS-PREFET AUX CHAMPS

6. L'ARLESIENNE

7. LES TROIS MESSES BASSES

8. LE SECRET DE MAITRE CORNILLE

1. LA DILIGENCE DE BEAUCAIRE

C'était le jour de mon arrivée ici. J'avais pris la diligence de Beaucaire, une bonne vieille patache qui n'a pas grand chemin à faire avant d'être rendue chez elle, mais qui flâne tout le long de la route, pour avoir l'air, le soir, d'arriver de très loin. Nous étions cinq sur l'impériale sans compter le conducteur.

D'abord un gardien de Camargue, petit homme trapu, poilu, sentant le fauve, avec de gros yeux pleins de sang et des anneaux d'argent aux oreilles ; puis deux Beaucairois, un boulanger et son geindre, tous deux très rouges, très poussifs, mais des profils superbes, deux médailles romaines à l'effigie de Vitellius. Enfin, sur le devant, près du conducteur, un homme... non ! Une casquette, une énorme casquette en peau de lapin, qui ne disait pas grand-chose et regardait la route d'un air triste.

Tous ces gens-là se connaissaient entre eux et parlaient tout haut de leurs affaires, très librement. Le Camarguais racontait qu'il venait de Nîmes, mandé par le juge d'instruction pour un coup de fourche donné à un berger. On a le sang vif en Camargue... Et à Beaucaire donc ! Est-ce que nos deux Beaucairois ne voulaient pas s'égorger à propos de la Sainte Vierge ? Il paraît que le boulanger était d'une paroisse depuis longtemps vouée à la madone, celle que les Provençaux appellent la bonne mère ; le geindre, au contraire, chantait au lutrin d'une église toute neuve qui s'était consacrée à l'Immaculée Conception. La querelle venait de là. Il fallait voir comme ces deux bons catholiques se traitaient.

« Elle est jolie, ton immaculée ! »

« va-t-en donc avec ta bonne mère ! »

« Elle en a vu de grises, la tienne, en Palestine ! »

« Et la tienne, hou ! la laide ! Qui sait ce qu'elle n'a pas fait... Demande plutôt à saint Joseph. »

Là-dessus, le conducteur fit claquer son fouet d'un petit air sceptique qui rangea tout le monde de son avis.

« Laissez-nous donc tranquilles avec vos madones, tout ça, c'est des histoires de femmes, les hommes ne doivent pas s'en mêler. »

La discussion était finie ; mais le boulanger mis en train, avait besoin de dépenser le restant de sa verve, et, se tournant vers la malheureuse casquette, silencieuse et triste dans son coin, il lui dit d'un air goguenard :

« Et ta femme, à toi, rémouleur ?... Pour quelle paroisse tient-elle ? »

Il faut croire qu'il y avait dans cette phrase une intention très comique, car l'impériale tout entière partit d'un gros éclat de rire... Le rémouleur ne riait pas, lui. Il n'avait pas l'air d'entendre. Voyant cela, le boulanger se tourna de mon côté :

Vous ne la connaissez pas sa femme, monsieur ? Une drôle de paroissienne, allez ! Il n'y en a pas deux comme elle dans Beaucaire.

Les rires redoublèrent. Le rémouleur ne bougea pas ; il se contenta de dire tout bas, sans lever la tête :

« Tais-toi, boulanger.

Mais ce diable de boulanger n'avait pas envie de se taire, et il reprit de plus belle :

« Viédase ! Le camarade n'est pas à plaindre d'avoir une femme comme celle-là... Pas moyen de s'ennuyer un moment avec elle... Pensez donc ! une belle qui se fait enlever tous les six mois, elle a toujours quelque chose à vous raconter quand elle revient... C'est égal, c'est un drôle de petit ménage... Figurez-vous, monsieur qu'ils n'étaient pas mariés depuis un an, paf ! voilà la femme qui part en Espagne avec un marchand de chocolat. Le mari reste seul chez lui à pleurer et à boire... Il était comme fou. Au bout de quelque temps, la belle est revenue dans le pays, habillée en Espagnole, avec un petit tambour à grelots. Nous lui disions tous : “ Cache-toi ; il va te tuer. “ Ah ! ben oui ; la tuer... Ils se sont remis ensemble bien tranquillement, et elle lui a appris à jouer du tambour de basque. ”

Il y eut une nouvelle explosion de rires. Dans son coin, sans lever la tête, le rémouleur murmura encore :

« Tais-toi, boulanger.

Le boulanger n'y prit pas garde et continua :

« Vous croyez peut-être, monsieur, qu'après son retour d'Espagne la belle s'est tenue tranquille... Ah ! mais non... Son mari avait si bien pris la chose ! Ça lui a donné envie de recommencer... Après l'Espagnol, ça été un officier puis un marinier du Rhône, puis un musicien, puis un... Est-ce que je sais ? Ce qu'il y a de bon, c'est que chaque fois c'est la même comédie. La femme part, le mari pleure ; elle revient, il se console. Et toujours on la lui enlève, et toujours il la reprend... Croyez-vous qu'il a de la patience, ce mari-là ! Il faut dire aussi qu'elle est crânement jolie, la petite rémouleuse... un vrai morceau de cardinal : vive, mignonne, bien roulée ; avec ça, une peau blanche et des yeux couleur de noisette qui regardent toujours les hommes en riant... Ma foi ! mon Parisien, si vous repassez jamais par Beaucaire.

« Oh ! Tais-toi, boulanger je t'en prie... »

À ce moment, la diligence s'arrêta. Nous étions au mas des Anglores. C'est là que les deux Beaucairois descendaient, et je vous jure que je ne les retins pas... Farceur de boulanger ! Il était dans la cour du mas qu'on l'entendait rire encore. Ces gens-là partis, l'impériale sembla vide. On avait laissé le Camarguais à Arles ; le conducteur marchait sur la route à côté de ses chevaux... Nous étions seuls là-haut, le rémouleur et moi chacun dans notre coin, sans parler. Il faisait chaud ; le cuir de la capote brûlait. Par moments, je sentais mes yeux se fermer et ma tête devenir lourde ; mais impossible de dormir. J'avais toujours dans les oreilles ce « Tais-toi, je t'en prie », si navrant et si doux... Ni lui non plus, le pauvre homme ! Il ne dormait pas. De derrière, je voyais ses grosses épaules frissonner et sa main, une longue main blafarde et bête, trembler sur le dos de la banquette, comme une main de vieux. Il pleurait...

« Vous voilà chez vous, Parisien !

Je m'empressai de descendre... En passant près du rémouleur, j'essayai de regarder sous sa casquette ! J’aurais voulu le voir avant de partir. Comme s'il avait compris ma pensée, le malheureux leva brusquement la tête, et, plantant son regard dans le mien :

Regardez-moi bien, l'ami, et si un de ces jours vous apprenez qu'il y a eu un malheur à Beaucaire, vous pourrez dire que vous connaissez celui qui a fait le coup.

C'était une figure éteinte et triste, avec de petits yeux fanés. Il y avait des larmes dans ces yeux, mais dans cette voix il y avait de la haine. La haine, c'est la colère des faibles ! Si j'étais la rémouleuse, je me méfierais...

 

2. L'ÉLIXIR DU RÉVÉREND PERE GAUCHER

Il y a vingt ans, les Prémontrés, ou plutôt les Pères blancs, comme les appellent nos Provençaux, étaient tombés dans une grande misère. Si vous aviez vu leur maison de ce temps-là, elle vous aurait fait peine. Tout autour du cloître rempli d'herbes, les colonnettes se fendaient, les saints de pierre croulaient dans leurs niches. Pas un vitrail debout, pas une porte qui tînt.

Pauvres Pères blancs ! Je les vois encore, à la procession de la Fête-Dieu, défilant tristement dans leurs capes rapiécées, pâles, maigres, nourris de citres et de pastèques. Les dames de la confrérie en pleuraient de pitié dans les rangs, et les gros porte-bannières ricanaient entre eux tout bas en se montrant les pauvres moines :

- Les étourneaux vont maigres quand ils vont en troupe.

Le fait est que les infortunés Pères blancs en étaient arrivés eux-mêmes à se demander s'ils ne feraient pas mieux de prendre leur vol à travers le monde et de chercher pâture chacun de son côté.

Or, un jour que cette grave question se débattait dans le chapitre, on vint annoncer au prieur que le frère Gaucher demandait à être entendu au conseil...

Vous saurez pour votre gouverne que ce frère Gaucher était le bouvier du couvent, c'est-à-dire qu'il passait ses journées dans le cloître, en poussant devant lui deux vaches étiques qui cherchaient l'herbe aux fentes des pavés.

Nourri jusqu'à douze ans par une vieille folle du pays des Baux, qu'on appelait tante Bégon, recueilli depuis chez les moines, le malheureux bouvier n'avait jamais pu apprendre qu'à conduire ses bêtes et à réciter son Pater noster.

Encore le disait-il en provençal, car il avait la cervelle dure et l'esprit fin comme une dague de plomb. Quand on le vit entrer dans la salle du chapitre, simple et balourd, tout le monde se mit à rire.

C'était toujours l'effet que produisait, quand elle arrivait quelque part, cette bonne face grisonnante avec sa barbe de chèvre et ses yeux un peu fous.

- Mes Révérends, on a bien raison de dire que ce sont les tonneaux vides qui chantent le mieux. Figurez-vous qu'à force de creuser ma pauvre tête déjà si creuse, je crois que j'ai trouvé le moyen de nous tirer tous de peine. “Voici comment. Vous savez bien tante Bégon, cette brave femme qui me gardait quand j'étais petit. (Dieu ait son âme, la vieille coquine ! elle chantait de bien vilaines chansons après boire.) Je vous dirai donc, mes Révérends Pères, que tante Bégon, de son vivant, se connaissait aux herbes de montagne autant et mieux qu'un vieux merle de Corse. Voire, elle avait composé, sur la fin de ses jours un élixir incomparable en mélangeant cinq ou six espèces de simples que nous allions cueillir ensemble dans les Alpilles. Il y a de belles années de cela ; mais je pense qu'avec l'aide de saint Augustin et la permission de notre Père abbé, je pourrais en cherchant bien retrouver la composition de ce mystérieux élixir. Nous n'aurions plus alors qu'à le mettre en bouteilles, et à le vendre un peu cher ce qui permettrait à la communauté de s'enrichir doucettement, comme ont fait nos frères de la Trappe et de la Grande... ”

Il n'eut pas le temps de finir. Le prieur s'était levé pour lui sauter au cou. Les chanoines lui prenaient les mains. L’argentier, encore plus ému que tous les autres, lui baisait avec respect le bord tout effrangé de sa cuculle... Puis chacun revint à sa chaire pour délibérer ; et, séance tenante, le chapitre décida qu'on confierait les vaches au frère Thrasybule, pour que le frère Gaucher pût se donner tout entier à la confection de son élixir.

Comment le bon frère parvint-il à retrouver la recette de tante Bégon ? L'histoire ne le dit pas. Seulement, ce qui est sûr, c'est qu'au bout de six mois, l'élixir des Pères blancs était déjà très populaire. Dans tout le Comtat, dans tout le pays d'Arles, pas un mas qui n'eût entre les bouteilles de vin cuit et les jarres d'olives à la picholine, un petit flacon de terre brune cacheté aux armes de Provence, avec un moine en extase sur une étiquette d'argent.

Grâce à la vogue de son élixir, la maison des Prémontrés s'enrichit très rapidement. On releva la tour Pacôme. Le prieur eut une mitre neuve et l'église de jolis vitraux ouvragés.

Quant au frère Gaucher, il n'en fut plus question dans le couvent. On ne connut plus désormais que le Révérend Père Gaucher, homme de tête et de grand savoir, qui s'enfermait tout le jour dans sa distillerie, pendant que trente moines battaient la montagne pour lui chercher des herbes odorantes...

Au jour tombant, quand sonnait le dernier angélus, le Révérend se rendait à l'église pour l'office du soir. Il fallait voir quel accueil quand il traversait le monastère ! Les frères faisaient la haie sur son passage. On disait :

- Chut ! Il a le secret...

- C'est à moi qu'ils doivent tout cela ! se disait le Révérend en lui-même ; et chaque fois cette pensée lui faisait monter des bouffées d'orgueil.

Le pauvre homme en fut bien puni.

Figurez-vous qu'un soir, pendant l'office, il arriva à l'église dans une agitation extraordinaire : rouge, essoufflé, le capuchon de travers, et si troublé qu'en prenant de l'eau bénite il y trempa ses manches jusqu'au coude. On crut d'abord que c'était l'émotion d'arriver en retard ; mais quand on le vit faire de grandes révérences à l'orgue et aux tribunes au lieu de saluer le maître-autel, traverser l'église en coup de vent, errer dans le chœur pendant cinq minutes pour chercher sa stalle, puis, une fois assis, s'incliner de droite et de gauche en souriant d'un air béat, un murmure d'étonnement courut dans les trois nefs.

- Qu'a donc notre Père Gaucher ?... Qu'a donc notre Père Gaucher ?

Tout à coup, au beau milieu de l'Ave verum, voilà mon Père Gaucher qui se renverse dans sa stalle et entonne d'une voix éclatante : L’curé de Cucugnan a de belles coucougnettes

Consternation générale. Tout le monde se lève. On crie :

- Emportez-le... il est possédé !

Les chanoines se signent. La crosse de monseigneur se démène...

Mais le Père Gaucher ne voit rien, n'écoute rien ; et deux moines vigoureux sont obligés de l'entraîner par la petite porte du chœur.

Le lendemain, au petit jour le malheureux était à genoux dans l'oratoire du prieur, et faisant sa coulpe avec un ruisseau de larmes :

- C'est l'élixir, monseigneur, c'est l'élixir qui m'a surpris.

- Allons, allons, Père Gaucher, calmez-vous. Après tout, le scandale n'a pas été aussi grand que vous pensez. Il y a bien eu la chanson qui était un peu... hum ! hum !... Enfin il faut espérer que les novices ne l'auront pas entendue... À présent, voyons, dites-moi bien comment la chose vous est arrivée... C'est en essayant l'élixir, n'est-ce pas ? Vous aurez eu la main trop lourde... Oui, oui, je comprends... Et dites-moi, mon brave ami, est-il bien nécessaire que vous l'essayiez sur vous-même, ce terrible élixir ?

-Malheureusement, oui, monseigneur... l'éprouvette me donne bien la force et le degré de l'alcool ; mais pour le fini, le velouté, je ne me fie guère qu'à ma langue...

- Ah ! Très bien... Mais écoutez encore un peu que je vous dise... Quand vous goûtez ainsi l'élixir par nécessité, est-ce que cela vous semble bon ? Y prenez-vous du plaisir ?...

- Hélas ! Oui, monseigneur. Voilà deux soirs que je lui trouve un bouquet, un arôme !... C'est pour sûr le démon qui m'a joué ce vilain tour... Aussi je suis bien décidé désormais à ne plus me servir que de l'éprouvette. Tant pis si la liqueur n'est pas assez fine, si elle ne fait pas assez la perle...

- Gardez-vous-en bien. Il ne faut pas s'exposer à mécontenter la clientèle... Tout ce que vous avez à faire maintenant que vous voilà prévenu, c'est de vous tenir sur vos gardes... Voyons, qu'est-ce qu'il vous faut pour vous rendre compte ?... Quinze ou vingt gouttes, n'est-ce pas ?... mettons vingt gouttes... Le diable sera bien fin s'il vous attrape avec vingt gouttes... D'ailleurs, pour prévenir tout accident, je vous dispense dorénavant de venir à l'église. Vous direz l'office du soir dans la distillerie... Et maintenant, allez en paix, mon Révérend, et surtout... comptez bien vos gouttes...

Hélas ! Le pauvre Révérend eut beau compter ses gouttes... le démon le tenait, et ne le lâcha plus.

- ... Dix-sept... Dix-huit... dix-neuf... vingt !...

Les gouttes tombaient du chalumeau dans le gobelet de vermeil. Ces vingt-là, le Père les avalait d'un trait, presque sans plaisir. Il n'y avait que la vingt et unième qui lui faisait envie.

Oh ! Cette vingt et unième goutte !...

Et de goutte en goutte, l'infortuné finissait par avoir son gobelet plein, jusqu'au bord. Le plus terrible, c'est qu'au fond de cet élixir diabolique, il retrouvait, par je ne sais quel sortilège, toutes les vilaines chansons de tante Bégon.

Au couvent des Pères Blancs on apprend à jouer de l’épinette…

Pensez quelle confusion le lendemain, quand ses voisins de cellule lui faisaient d'un air malin :

- Eh ! Eh ! Père Gaucher, vous aviez des cigales en tête, hier soir en vous couchant.

Et donc, un beau dimanche matin, pendant que l'argentier lisait en plein chapitre son inventaire de fin d'année et que les bons chanoines l'écoutaient les yeux brillants et le sourire aux lèvres, voilà le Père Gaucher qui se précipite au milieu de la conférence en criant :

- C'est fini... Je n'en fais plus... Rendez-moi mes vaches.

- Qu'est-ce qu'il y a donc, Père Gaucher ?

- Ce qu'il y a, Monseigneur ?... Il y a que je bois, que je bois comme un misérable...

- Mais je vous avais dit de compter vos gouttes.

- Ah ! bien oui, compter mes gouttes ! C’est par gobelets qu'il faudrait compter maintenant... Oui, mes Révérends, j'en suis là. Trois fioles par soirée... Aussi, faites faire l'élixir par qui vous voudrez... Que le feu de Dieu me brûle si je m'en mêle encore !

- Mais, malheureux, vous nous ruinez !

- Préférez-vous que je me damne ?

- Mes Révérends, il y a moyen de tout arranger... C'est le soir, n'est-ce pas, mon chef fils, que le démon vous tente ?...

- Oui, monsieur le prieur, régulièrement tous les soirs... Aussi, maintenant, quand je vois arriver la nuit, j'en ai, sauf votre respect, les sueurs qui me prennent, comme l'âne de Capitou quand il voyait venir le bât.

- Eh bien, rassurez-vous... Dorénavant, tous les soirs, à l'office, nous réciterons à votre intention l'oraison de saint Augustin... Avec cela, quoi qu'il arrive, vous êtes couvert... C'est l'absolution pendant le péché.

- Oh bien ! Alors, merci, monsieur le prieur !

Effectivement, à partir de ce moment-là, tous les soirs, à la fin des complies, l'officiant ne manquait jamais de dire :

- Prions pour notre pauvre Père Gaucher, qui sacrifie son âme aux intérêts de la communauté... Oremus Domine...

Et pendant que l'oraison courait, là-bas, tout au bout du couvent, on entendait le Père Gaucher qui chantait à tue-tête :

Au couvent des Pères Blancs on apprend à jouer de l’épinette…

 

3. LES VIEUX

Il faut que tu me rendes un service, mon ami. Tu vas fermer ton moulin pour un jour et t’en aller tout de suite à Eyguières… Eyguières est un gros bourg à trois ou quatre lieues de chez toi, — une promenade. En arrivant, tu demanderas le couvent des Orphelines. La première maison après le couvent est une maison basse à volets gris avec un jardinet derrière. Tu entreras sans frapper, — la porte est toujours ouverte, — et, en entrant, tu crieras bien fort : « Bonjour, braves gens ! Je suis l’ami de Maurice… » Alors, tu verras deux petits vieux, oh ! Mais vieux, vieux, archivieux, te tendre les bras du fond de leurs grands fauteuils, et tu les embrasseras de ma part, avec tout ton cœur, comme s’ils étaient à toi. Puis vous causerez ; ils te parleront de moi, rien que de moi ; ils te raconteront mille folies que tu écouteras sans rire… Tu ne riras pas, hein ?… Ce sont mes grands-parents, deux êtres dont je suis toute la vie et qui ne m’ont pas vu depuis dix ans… Dix ans, c’est long ! Mais que veux-tu ? Moi, Paris me tient ; eux, c’est le grand âge… Ils sont si vieux, s’ils venaient me voir, ils se casseraient en route… Heureusement, tu es là-bas, mon cher meunier, et, en t’embrassant, les pauvres gens croiront m’embrasser un peu moi-même… Je leur ai si souvent parlé de nous et de cette bonne amitié dont…

Le diable soit de l’amitié ! Je fermai le moulin en maugréant, je mis la clef sous la chatière. Mon bâton, ma pipe, et me voilà parti.

J’arrivai à Eyguières vers deux heures. Le village était désert, tout le monde aux champs. Dans les ormes du cours, blancs de poussière, les cigales chantaient. Le couvent des Orphelines se dressa devant moi. C’était une grande maison maussade et noire. À côté, j’en aperçus une autre plus petite. Des volets gris, le jardin derrière… Je la reconnus tout de suite, et j’entrai sans frapper.

Je reverrai toute ma vie ce long corridor frais et calme, la muraille peinte en rose, le jardinet qui tremblait, au fond à travers un store de couleur claire. Au bout du couloir, on entendait le tic tac d’une grosse horloge et une voix d’enfant, mais d’enfant à l’école, qui lisait en s’arrêtant à chaque syllabe : A… lors… saint… I… ré… née… s’é… cria… a… Je… suis… le… fro… ment… du… Seigneur… Je m’approchai doucement de cette porte et je regardai.

Dans le calme et le demi-jour d’une petite chambre, un bon vieux à pommettes roses, ridé jusqu’au bout des doigts, dormait au fond d’un fauteuil. À ses pieds, une fillette habillée de bleu, le costume des orphelines, lisait la Vie de saint Irénée dans un livre plus gros qu’elle… Cette lecture miraculeuse avait opéré sur toute la maison. Le vieux dormait dans son fauteuil, les mouches au plafond, les canaris dans leur cage. Au milieu de l’assoupissement général, l’enfant continuait sa lecture d’un air grave : Aus… si… tot… deux… lions… se… pré… ci… pi… tè… rent… sur… lui… et… le… dé… vo… rè… rent… C’est à ce moment que j’entrai… Les lions de saint Irénée se précipitant dans la chambre n’y auraient pas produit plus de stupeur que moi. Un vrai coup de théâtre ! La petite pousse un cri, le gros livre tombe, les canaris, les mouches se réveillent, la pendule sonne, le vieux se dresse en sursaut, tout effaré, et moi-même, un peu troublé, je m’arrête sur le seuil en criant bien fort :

— Bonjour, braves gens ! Je suis l’ami de Maurice.

Oh ! Alors, si tu l’avais vu, le pauvre vieux, si tu l’avais vu venir vers moi les bras tendus, m’embrasser, me serrer les mains, courir égaré dans la chambre, en faisant :

— Mon Dieu ! Mon Dieu !…

Toutes les rides de son visage riaient. Il était rouge. Il bégayait :

— Ah ! Monsieur… ah ! Monsieur…

Puis il allait vers le fond en appelant :

— Mamette !

Une porte qui s’ouvre, un trot de souris dans le couloir… c’était Mamette. Rien de joli comme cette petite vieille avec son bonnet à coque. Chose attendrissante ! Ils se ressemblaient. Comme l’autre aussi, elle avait près d’elle une enfant de l’orphelinat qui ne la quittait jamais.

— C’est l’ami de Maurice…

Aussitôt la voilà qui tremble, qui pleure, perd son mouchoir, qui devient rouge, toute rouge, encore plus rouge que lui…

Ces vieux ! Ça n’a qu’une goutte de sang dans les veines, et à la moindre émotion elle leur saute au visage…

— Vite, vite, une chaise… dit la vieille à sa petite.

— Ouvre les volets… crie le vieux à la sienne.

Et, me prenant chacun par une main, ils m’emmenèrent en trottinant jusqu’à la fenêtre, qu’on a ouverte toute grande pour mieux me voir. On approche les fauteuils, je m’installe entre les deux sur un pliant, les petites bleues derrière nous, et l’interrogatoire commence :

— Comment va-t-il ? Qu’est-ce qu’il fait ? Pourquoi ne vient-il pas ? Est-ce qu’il est content ?…

Et patati ! Et patata !

Moi, je répondais de mon mieux à toutes leurs questions.

— Le papier de sa chambre !… Il est bleu, madame, bleu clair, avec des guirlandes…

— Vraiment ? C’est un si brave enfant !

— Oh ! Oui, c’est un brave enfant !

Et, tout le temps que je parlais, c’étaient entre eux des hochements de tête, de petits rires fins, des clignements d’yeux, des airs entendus, ou bien encore le vieux qui se rapprochait pour me dire :

— Parlez plus fort… Elle a l’oreille un peu dure.

Et elle de son côté :

— Un peu plus haut, je vous prie !… Il n’entend pas très bien…

Alors j’élevais la voix ; et tous deux me remerciaient d’un sourire ; et ces sourires fanés cherchaient jusqu’au fond de mes yeux l’image de leur Maurice.

Tout à coup le vieux se dresse sur son fauteuil :

— Mais j’y pense, Mamette…, il n’a peut-être pas déjeuné !

— Pas déjeuné !… Grand Dieu !

— Vite le couvert, petites bleues ! La table au milieu de la chambre, la nappe du dimanche, les assiettes à fleurs. Et ne rions pas tant, s’il vous plaît ! Et dépêchons-nous…

Je crois bien qu’elles se dépêchaient. À peine le temps de casser trois assiettes le déjeuner se trouva servi. Deux doigts de lait, des dattes et une barquette, quelque chose comme un échaudé ; de quoi la nourrir elle et ses canaris au moins pendant huit jours… Et dire qu’à moi seul je vins à bout de toutes ces provisions !… Aussi quelle indignation autour de la table ! Comme les petites bleues chuchotaient en se poussant du coude, et là-bas, au fond de leur cage, comme les canaris avaient l’air de se dire : « Oh ! Ce monsieur qui mange toute la barquette ! »

Pendant ce temps, un drame terrible se passait à l’autre bout de la chambre, devant l’armoire. Il s’agissait d’atteindre là-haut, sur le dernier rayon, certain bocal de cerises à l’eau-de-vie qui attendait Maurice depuis dix ans et dont on voulait me faire l’ouverture. Le vieux avait tenu à aller chercher ses cerises lui-même ; et, monté sur une chaise au grand effroi de sa femme, il essayait d’arriver là-haut… Vous voyez le tableau d’ici, le vieux qui tremble et qui se hisse, les petites bleues cramponnées à sa chaise, Mamette derrière lui haletante, les bras tendus, et sur tout cela un léger parfum de bergamote qui s’exhale de l’armoire ouverte et des grandes piles de linge roux… C’était charmant.

Enfin, après bien des efforts, on parvint à le tirer de l’armoire, ce fameux bocal, et avec lui une vieille timbale d’argent toute bosselée, la timbale de Maurice quand il était petit. On me la remplit de cerises jusqu’au bord ; Maurice les aimait tant, les cerises ! Et tout en me servant, le vieux me disait à l’oreille d’un air de gourmandise :

— Vous êtes bien heureux, vous, de pouvoir en manger !… C’est ma femme qui les a faites… Vous allez goûter quelque chose de bon.

Hélas sa femme les avait faites, mais elle avait oublié de les sucrer.

Que veux-tu ? On devient distrait en vieillissant.

Elles étaient atroces, vos cerises, ma pauvre Mamette… Mais cela ne m’empêcha pas de les manger jusqu’au bout, sans sourciller.

Le repas terminé, je me levai pour prendre congé de mes hôtes. Le jour baissait, le moulin était loin, il fallait partir.

Le vieux s’était levé en même temps que moi.

— Mamette, mon habit !… Je veux le conduire jusqu’à la place.

Bien sûr qu’au fond d’elle-même Mamette trouvait qu’il faisait déjà un peu frais pour me conduire jusqu’à la place ; mais elle n’en laissa rien paraître. Seulement, pendant qu’elle l’aidait à passer les manches de son habit, un bel habit tabac d’Espagne à boutons de nacre, j’entendais la chère créature qui lui disait doucement :

— Tu ne rentreras pas trop tard, n’est-ce pas ?

— Hé ! Hé !… je ne sais pas… peut-être…

Là-dessus, ils se regardaient en riant, et les petites bleues riaient de les voir rire, et dans leur coin les canaris riaient aussi à leur manière… Entre nous, je crois que l’odeur des cerises les avait tous un peu grisés.

… La nuit tombait, quand nous sortîmes, le grand-père et moi. Il était tout fier de marcher à mon bras, comme un homme. Mamette, rayonnante, voyait cela du pas de sa porte, et elle avait en nous regardant de jolis hochements de tête qui semblaient dire : « Tout de même, mon pauvre homme !… il marche encore. »

 

4. LE CURÉ DE CUCUGNAN

L'abbé Martin était curé... de Cucugnan. Bon comme le pain, franc comme l'or il aimait paternellement ses Cucugnanais ; pour lui, son Cucugnan aurait été le paradis sur terre, si les Cucugnanais lui avaient donné un peu plus de satisfaction. Mais, hélas ! Les araignées filaient dans son confessionnal, et, le beau jour de Pâques, les hosties restaient au fond de son saint ciboire. Le bon prêtre en avait le cœur meurtri, et toujours il demandait à Dieu la grâce de ne pas mourir avant d'avoir ramené au bercail son troupeau dispersé. Or, vous allez voir que Dieu l'entendit. Un dimanche, après l'Évangile, M. Martin monta en chaire.

- Mes frères, vous me croirez si vous voulez. L'autre nuit, je me suis trouvé, moi misérable pécheur, à la porte du paradis. Je frappai. Saint Pierre m'ouvrit !

Tiens ! c'est vous, mon brave monsieur Martin, me fuit ; quel bon vent... ? et qu'y a-t-il pour votre service ?

Beau saint Pierre, vous qui tenez le grand livre et la clef, pourriez-vous me dire, si je ne suis pas trop curieux, combien vous avez de Cucugnanais en paradis ?

Je n'ai rien à vous refuser, monsieur Martin ; asseyez-vous, nous allons voir la chose ensemble.

Et saint Pierre prit son gros livre, l'ouvrit, mit ses besicles :

Voyons un peu : Cucugnan, disons-nous. Cu... Cu... Cucugnan. Nous y sommes. Cucugnan... Mon brave monsieur Martin, la page est toute blanche. Pas une âme... Pas plus de Cucugnanais que d'arêtes dans une dinde.

Comment ! Personne de Cucugnan ici ? Personne ? Ce n'est pas possible ! Regardez mieux...

Personne, saint homme. Regardez vous-même si vous croyez que je plaisante.

Moi, pécaïre ! Je frappais des pieds, et les mains jointes, je criais miséricorde. Alors, saint Pierre :

Croyez-moi, monsieur Martin, il ne faut pas ainsi vous mettre le cœur à l'envers, car vous pourriez en avoir quelque mauvais coup de sang. Ce n'est pas votre faute, après tout. Vos Cucugnanais, voyez-vous, doivent faire à coup sûr leur petite quarantaine en purgatoire.

Ah ! par charité, grand saint Pierre ! faites que je puisse au moins les voir et les consoler

Volontiers, mon ami... Tenez, chaussez vite ces sandales, car les chemins ne sont pas beaux de reste... Voilà qui est bien... Maintenant, cheminez droit devant vous. Voyez-vous là-bas, au fond, en tournant ? Vous trouverez une porte d'argent toute constellée de croix noires... à main droite... Vous frapperez, on vous ouvrira... Adessias ! Tenez-vous sain et gaillardet.

Et je cheminai... je cheminai ! Quelle battue ! j'ai la chair de poule, rien que d'y songer. Un petit sentier, plein de ronces, d'escarboucles qui luisaient et de serpents qui sifflaient, m'amena jusqu'à la porte d'argent.

Pan ! pan !

Qui frappe ?

Le curé de Cucugnan.

De... ?

De Cucugnan.

Ah !... Entrez.

J'entrai. Un grand bel ange, avec des ailes sombres comme la nuit, avec une robe resplendissante comme le jour, avec une clef de diamant pendue à sa ceinture, écrivait, cra-cra, dans un grand livre plus gros que celui de saint Pierre...

Finalement, que voulez-vous et que demandez-vous ?

Bel ange de Dieu, je veux savoir, - je suis bien curieux peut-être, - si vous avez ici les Cucugnanais.

Les... ?

Les Cucugnanais, les gens de Cucugnan... que c'est moi qui suis leur prieur.

Ah ! L’abbé Martin, n'est-ce pas ?

Pour vous servir monsieur l'ange.

Vous dites donc Cucugnan...

Et l'ange ouvre et feuillette son grand livre, mouillant son doigt de salive pour que le feuillet glisse mieux...

Cucugnan... Monsieur Martin, nous n'avons en purgatoire personne de Cucugnan.

Jésus ! Marie ! Joseph ! Personne de Cucugnan en purgatoire ! Ô grand Dieu ! Où sont-ils donc ?

Eh ! saint homme, ils sont en paradis. Où diantre voulez-vous qu'ils soient ?

Mais j'en viens, du paradis...

Vous en venez ! !... Eh bien ?

Eh bien ! ils n'y sont pas !... Ah ! bonne. mère des anges !...

Que voulez-vous, monsieur le curé ! s'ils ne sont ni en paradis ni en purgatoire, il n'y a pas de milieu, ils sont...

Sainte croix ! Jésus, fils de David ! Aï ! aï ! aï ! Est-il possible ?... Serait-ce un mensonge du grand saint Pierre ?... Pourtant je n'ai pas entendu chanter le coq !... Aï ! pauvres de nous ! Comment irai-je en paradis si mes Cucugnanais n'y sont pas ?

Écoutez, mon pauvre monsieur Martin, puisque vous voulez, coûte que coûte, être sûr de tout ceci, et voir de vos yeux de quoi il retourne, prenez ce sentier, filez en courant, si vous savez courir... Vous trouverez, à gauche, un grand portail. Là, vous vous renseignerez sur tout. Dieu vous le donne !

Et l'ange ferma la porte. C'était un long sentier tout pavé de braise rouge. Je chancelais comme si j'avais bu ; à chaque pas, je trébuchais ; j'étais tout en eau, chaque poil de mon corps avait sa goutte de sueur, et je haletais de soif... Mais, ma foi, grâce aux sandales que le bon saint Pierre m'avait prêtées, je ne me brûlais pas les pieds. “ Quand j'eus fait assez de faux pas clopin-clopant, je vis à ma main gauche une porte... non, un portail, un énorme portail, tout bâillant, comme la porte d'un grand four Oh ! mes enfants, quel spectacle ! Là, on ne demande pas mon nom ; là, point de registre. Par fournées et à pleine porte, on entre là, mes frères, comme le dimanche vous entrez au cabaret. “ Je suais à grosses gouttes, et pourtant j'étais transi, j'avais le frisson. Mes cheveux se dressaient. Je sentais le brûlé, la chair rôtie, quelque chose comme l'odeur qui se répand dans notre Cucugnan quand Éloy, le maréchal, brûle pour la ferrer la botte d'un vieil âne. Je perdais haleine dans cet air puant et embrasé ; j'entendais une clameur horrible, des gémissements, des hurlements et des jurements.

Eh bien, entres-tu ou n'entres-tu pas, toi ? - me fait, en me piquant de sa fourche, un démon cornu.

Moi ? Je n'entre pas. Je suis un ami de Dieu.

Tu es un ami de Dieu... Eh ! bougre de teigneux ! Que viens-tu faire ici ?...

Je viens... Ah ! Ne m'en parlez pas, que je ne puis plus me tenir sur mes jambes... Je viens... je viens de loin... humblement vous demander... si... si, par coup de hasard... vous n'auriez pas ici... quelqu'un... quelqu'un de Cucugnan...

Ah ! Feu de Dieu ! Tu fais la bête, toi, comme si tu ne savais pas que tout Cucugnan est ici. Tiens, laid corbeau, regarde, et tu verras comme nous les arrangeons ici, tes fameux Cucugnanais...

Et je vis, au milieu d'un épouvantable tourbillon de flamme : Le long Coq-Galine, - vous l'avez tous connu, mes frères, - Coq-Galine, qui se grisait si souvent, et si souvent secouait les puces à sa pauvre Clairon.  Je vis Catarinette... cette petite gueuse... avec son nez en l'air... qui couchait toute seule à la grange... Il vous en souvient, mes drôles !... Mais passons, j'en ai trop dit.  Je vis Pascal Doigt-de-Poix, qui faisait son huile avec les olives de M. Julien. Je vis Babet la glaneuse, qui, en glanant, pour avoir plus vite noué sa gerbe, puisait à poignées aux gerbiers. Je vis maître Grapasi, qui huilait si bien la roue de sa brouette. Et Dauphine, qui vendait si cher l'eau de son puits. Et le Tortillard, qui, lorsqu'il me rencontrait portant le bon Dieu, filait son chemin, la barrette sur la tête et la pipe au bec... et fier comme Artaban... comme s'il avait rencontré un chien. Et Coulau avec sa Zette, et Jacques et Pierre, et Toni... ”

Vous sentez bien, mes frères, vous sentez bien que ceci ne peut pas durer. J'ai charge d'âmes, et je veux, je veux vous sauver de l'abîme où vous êtes tous en train de rouler tête première. Demain je me mets à l'ouvrage, pas plus tard que demain. Et l'ouvrage ne manquera pas ! Voici comment je m'y prendrai. Pour que tout se fasse bien, il faut tout faire avec ordre. Nous irons rang par rang, comme à Jonquières quand on danse. Demain lundi, je confesserai les vieux et les vieilles. Ce n'est rien. Mardi, les enfants. J'aurai bientôt fait. Mercredi, les garçons et les filles. Cela pourra être long. Jeudi, les hommes. Nous couperons court. Vendredi, les femmes. Je dirai : Pas d'histoires ! Samedi, le meunier !... Ce n'est pas trop d'un jour pour lui tout seul... Et, si dimanche nous avons fini, nous serons bien heureux. Voyez-vous, mes enfants, quand le blé est mûr il faut le couper ; quand le vin est tiré, il faut le boire. Voilà assez de linge sale, il s'agit de le laver et de le bien laver. “ C'est la grâce que je vous souhaite. Amen ! ”

Ce qui fut dit fut fait. On coula la lessive. Depuis ce dimanche mémorable, le parfum des vertus de Cucugnan se respire à dix lieues à l'entour Et le bon pasteur M. Martin, heureux et plein d'allégresse, a rêvé l'autre nuit que, suivi de tout son troupeau, il gravissait, en resplendissante procession, au milieu des cierges allumés, d'un nuage d'encens qui embaumait et des enfants de chœur qui chantaient Te Deum, le chemin éclairé de la cité de Dieu.

 

5. LE SOUS-PRÉFET AUX CHAMPS

M. le sous-préfet est en tournée. Cocher devant, laquais derrière, la calèche de la sous-préfecture l'emporte majestueusement au concours régional de la Combe-aux-Fées.

Pour cette journée mémorable, M. le sous-préfet a mis son bel habit brodé, son petit claque, sa culotte collante à bandes d'argent et son épée de gala à poignée de nacre...

Sur ses genoux repose une grande serviette en chagrin gaufré qu'il regarde tristement.

M. le sous-préfet regarde tristement sa serviette en chagrin gaufré.

Il songe au fameux discours qu'il va falloir prononcer tout à l'heure devant les habitants de la Combe aux-Fées :

- Messieurs et chers administrés... Messieurs et chers administrés...

Mais il a beau tortiller la soie blonde de ses favoris et répéter vingt fois de suite :

- Messieurs et chers administrés...

La suite du discours ne vient pas.

La suite du discours ne vient pas...

Il fait si chaud dans cette calèche !... À perte de vue, la route de la Combe-aux Fées poudroie sous le soleil du Midi... l'air est embrasé... et sur les ormeaux du bord du chemin, des milliers de cigales se répondent d'un arbre à l'autre... Tout à coup M. le sous-préfet tressaille. Là-bas, au pied d'un coteau, il vient d'apercevoir un petit bois de chênes verts qui semble lui faire signe :

Le petit bois de chênes verts semble lui faire signe !

-Venez donc par ici, monsieur le sous-préfet ; pour composer votre discours, vous serez beaucoup mieux sous mes arbres...

M. le sous-préfet est séduit ; il saute à bas de sa calèche et dit à ses gens de l'attendre, qu'il va composer son discours dans le petit bois de chênes verts.

Dans le petit bois de chênes verts, il y a des oiseaux, des violettes, et des sources sous l'herbe fine... Quand ils ont aperçu M. le sous-préfet avec sa belle culotte et sa serviette en chagrin gaufré, les oiseaux ont eu peur et se sont arrêtés de chanter, les sources n'ont plus osé faire de bruit, et les violettes se sont cachées dans le gazon... Tout ce petit monde-là n'a jamais vu de sous-préfet, et se demande à voix basse quel est ce beau seigneur qui se promène en culotte d'argent.

À voix basse, sous la feuillée, on se demande quel est ce beau seigneur en culotte d'argent...

Pendant ce temps-là, M. le sous-préfet, ravi du silence et de la fraîcheur du bois, relève les pans de son habit, pose son claque sur l'herbe et s'assied dans la mousse au pied d'un jeune chêne ; puis il ouvre sur ses genoux sa grande serviette de chagrin gaufré et en tire une large feuille de papier ministre.

- C'est un artiste ! dit la fauvette.

- Non, dit le bouvreuil,

Ce n'est pas un artiste, puisqu'il a une culotte en argent ; c'est plutôt un prince.

- C'est plutôt un prince, dit le bouvreuil.

- Ni un artiste ni un prince, interrompt un vieux rossignol, qui a chanté toute une saison dans les jardins de la sous-préfecture...

Je sais ce que c'est : c'est un sous-préfet !

Et tout le petit bois va chuchotant : - C'est un sous-préfet ! C’est un sous-préfet !

- Comme il est chauve ! remarque une alouette à grande huppe.

Les violettes demandent :- Est-ce que c'est méchant ?

- Est-ce que c'est méchant ? demandent les violettes.

- Pas du tout !

Et sur cette assurance, les oiseaux se remettent à chanter, les sources à courir, les violettes à embaumer, comme si le monsieur n'était pas là... Impassible au milieu de tout ce joli tapage, M. le sous-préfet invoque dans son cœur la Muse des comices agricoles, et, le crayon levé, commence à déclamer de sa voix de cérémonie : - Messieurs et chers administrés...

- Messieurs et chers administrés,

Dit le sous-préfet de sa voix de cérémonie… Un éclat de rire l'interrompt ; il se retourne et ne voit rien qu'un gros pivert qui le regarde en riant, perché sur son claque. Le sous-préfet hausse les épaules et veut continuer son discours ; mais le pivert l'interrompt encore et lui crie de loin : - À quoi bon ?

- Comment ! à quoi bon ?

Dit le sous-préfet, qui devient tout rouge ; et, chassant d'un geste cette bête effrontée, il reprend de plus belle :

- Messieurs et chers administrés...

- Messieurs et chers administrés..., a repris le sous-préfet de plus belle.

Mais alors, voilà les petites violettes qui se haussent vers lui sur le bout de leurs tiges et qui lui disent doucement : - Monsieur le sous-préfet, sentez-vous comme nous sentons bon ? Et les sources lui font sous la mousse une musique divine ; et dans les branches, au-dessus de sa tête, des tas de fauvettes viennent lui chanter leurs plus jolis airs : et tout le petit bois conspire pour l'empêcher de composer son discours.

Tout le petit bois conspire pour l'empêcher de composer son discours…

M. le sous-préfet, grisé de parfums, ivre de musique, essaie vainement de résister au nouveau charme qui l'envahit. Il s'accoude sur l'herbe, dégrafe son bel habit, balbutie encore deux ou trois fois :

- Messieurs et chers administrés... Messieurs et chers admi... Messieurs et chers...

Puis il envoie les administrés au diable ; et la Muse des comices agricoles n'a plus qu'à se voiler la face.

Voile-toi la face, ô Muse des comices agricoles !..

Lorsque, au bout d'une heure, les gens de la sous-préfecture, inquiets de leur maître, sont entrés dans le petit bois, ils ont vu un spectacle qui les a fait reculer d'horreur...

M. le sous-préfet était couché sur le ventre

Dans l'herbe,

Débraillé comme un bohème.

Il avait mis son habit bas ;

... et, tout en mâchonnant des violettes, M. le sous-préfet faisait des vers.

 

6. L'ARLÉSIENNE

Pour aller au village, en descendant de mon moulin, on passe devant un mas bâti près de la route au fond d'une grande cour plantée de micocouliers. C'est la vraie maison du ménager de Provence, avec ses tuiles rouges, sa large façade brune irrégulièrement percée, puis tout en haut la girouette du grenier, la poulie pour hisser les meules et quelques touffes de foin brun qui dépassent...

Pourquoi cette maison m'avait-elle frappé ? Pourquoi ce portail fermé me serrait-il le cœur ? Je n'aurais pas pu le dire, et pourtant ce logis me faisait froid. Il y avait trop de silence autour... Quand on passait, les chiens n'aboyaient pas, les pintades s'enfuyaient sans crier... À l'intérieur pas une voix ! Rien, pas même un grelot de mule... Sans les rideaux blancs des fenêtres et la fumée qui montait des toits, on aurait cru l'endroit inhabité.

Hier, sur le coup de midi, je revenais du village, et, pour éviter le soleil, je longeais les murs de la ferme, dans l'ombre des micocouliers... Sur la route, devant le mas, des valets silencieux achevaient de charger une charrette de foin... Le portail était resté ouvert. Je jetai un regard en passant, et je vis, au fond de la cour, accoudé, - la tête dans ses mains, - sur une large table de pierre, un grand vieux tout blanc, avec une veste trop courte et des culottes en lambeaux... Je m'arrêtai. Un des hommes me dit tout bas :

- Chut ! C’est le maître… Il est comme ça depuis le malheur de son fils

À ce moment, une femme et un petit garçon, vêtus de noir, passèrent près de nous avec de gros paroissiens dorés, et entrèrent à la ferme.

L’homme ajouta :

- ... La maîtresse et Cadet qui reviennent de la messe. Ils y vont tous les jours, depuis que l'enfant s'est tué... Ah ! Monsieur, quelle désolation !... Le père porte encore les habits du mort ; on ne peut pas les lui faire quitter... Dia ! Hue ! la bête !

La charrette s'ébranla pour partir. Moi, qui voulais en savoir plus long, je demandai au voiturier de monter à côté de lui, et c'est là-haut, dans le foin, que j'appris toute cette navrante histoire...

Il s'appelait Jan. C'était un admirable paysan de vingt ans, sage comme une fille, solide et le visage ouvert.

Comme il était très beau, les femmes le regardaient ; mais lui n'en avait qu'une en tête, - une petite Arlésienne, toute en velours et en dentelles, qu'il avait rencontrée sur la Lice d'Arles, une fois. - Au mas, on ne vit pas d'abord cette liaison avec plaisir. La fille passait pour coquette, et ses parents n'étaient pas du pays. Mais Jan voulait son Arlésienne à toute force. Il disait :

- Je mourrai si on ne me la donne pas.

Il fallut en passer par-là. On décida de les marier après la moisson.

Donc, un dimanche soir, dans la cour du mas, la famille achevait de dîner C'était presque un repas de noces. La fiancée n'y assistait pas, mais on avait bu en son honneur tout le temps... Un homme se présente à la porte, et, d'une voix qui tremble, demande à parler à maître Estève, à lui seul. Estève se lève et sort sur la route.

- Maître, lui dit l'homme, vous allez marier votre enfant à une coquine, qui a été ma maîtresse pendant deux ans.

Ce que j'avance, je le prouve ; voici des lettres !... Les parents savent tout et me l'avaient promise ; mais, depuis que votre fils la recherche, ni eux ni la belle ne veulent plus de moi... J'aurais cru pourtant qu'après ça elle ne pouvait pas être la femme d'un autre.

- C'est bien, dit maître Estève quand il eut regardé les lettres ; entrez boire un verre de muscat.

L'homme répond :

- Merci ! j'ai plus de chagrin que de soif.

Et il s'en va.

Le père rentre impassible : il reprend sa place à table ; et le repas s'achève gaiement...

Ce soir-là, maître Estève et son fils s'en allèrent ensemble dans les champs. Ils restèrent longtemps dehors ; quand ils revinrent, la mère les attendait encore.

-Femme, dit le ménager en lui amenant son fils, embrasse-le ! Il est malheureux...

Jan ne parla plus de l'Arlésienne. Il l'aimait toujours cependant, et même plus que jamais, depuis qu'on la lui avait montrée dans les bras d'un autre. Seulement il était trop fier pour rien dire ; c'est ce qui le tua, le pauvre enfant !... Quelquefois il passait des journées entières seul dans un coin, sans bouger D'autres jours, il se mettait à la terre avec rage et abattait à lui seul le travail de dix journaliers... Le soir venu, il prenait la route d'Arles et marchait devant lui jusqu'à ce qu'il vît monter dans le couchant les clochers grêles de la ville. Alors, il revenait. Jamais il n'alla plus loin.

De le voir ainsi, toujours triste et seul, les gens du mas ne savaient plus que faire. On redoutait un malheur... Une fois, à table, sa mère en le regardant avec des yeux pleins de larmes, lui dit :

- Eh bien, écoute, Jan, si tu la veux tout de même, nous te la donnerons...

Le père, rouge de honte, baissait la tête...

Jan fit signe que non, et il sortit...

À partir de ce jour, il changea sa façon de vivre, affectant d'être toujours gai, pour rassurer ses parents. On le revit au bal, au cabaret, dans les ferrades. À la vote de Fontvieille, c'est lui qui mena la farandole.

Le père disait : “ Il est guéri. ” La mère, elle, avait toujours des craintes et plus que jamais surveillait son enfant.

.. Jan couchait avec Cadet, tout près de la magnanerie ; la pauvre vieille se fit dresser un lit à côté de leur chambre... Les magnans pouvaient avoir besoin d'elle, dans la nuit...

Vint la fête de saint Éloi, patron des ménagers.

Grande joie au mas... Il y eut du château-neuf pour tout le monde et du vin cuit comme s'il en pleuvait. Puis des pétards, des feux sur l'aire, des lanternes de couleur plein les micocouliers... Vive saint Éloi ! On farandola à mort.

Cadet brûla sa blouse neuve... Jan lui-même avait l'air content ; il voulut faire danser sa mère ; la pauvre femme en pleurait de bonheur à minuit, on alla se coucher. Tout le monde avait besoin de dormir... Jan ne dormit pas, lui. Cadet a raconté depuis que toute la nuit il avait sangloté... Ah ! Je vous réponds qu'il était bien mordu, celui-là...

Le lendemain, à l'aube, la mère entendit quelqu'un traverser sa chambre en courant. Elle eut comme un pressentiment :

- Jan, c'est toi ?

Jan ne répond pas ; il est déjà dans l'escalier.

Vite, vite la mère se lève :

- Jan, où vas-tu ?

Il monte au grenier ; elle monte derrière lui :

- Mon fils, au nom du Ciel ! Il ferme la porte et tire le verrou.

- Jan, mon Janet, réponds-moi. Que vas-tu faire ?

À tâtons, de ses vieilles mains qui tremblent, elle cherche le loquet !... Une fenêtre qui s'ouvre, le bruit d'un corps sur les dalles de la cour, et c'est tout...

Il s'était dit, le pauvre enfant : “ Je l'aime trop... Je m'en vais... ” Ah ! misérables cœurs que nous sommes ! C'est un peu fort pourtant que le mépris ne puisse pas tuer l'amour !...

Ce matin-là, les gens du village se demandèrent qui pouvait crier ainsi, là-bas, du côté du mas d'Estève...

C'était, dans la cour, devant la table de pierre couverte de rosée et de sang, la mère toute nue qui se lamentait, avec son enfant mort sur ses bras.

 

7. LES TROIS MESSES BASSES

- Deux dindes truffées, Garrigou ?...

- Oui, mon révérend, deux dindes magnifiques bourrées de truffes. J'en sais quelque chose, puisque c'est moi qui ai aidé à les remplir. On aurait dit que leur peau allait craquer en rôtissant, tellement elle était tendue...

- Jésus-Maria ! Moi qui aime tant les truffes !... Donne-moi vite mon surplis, Garrigou... Et avec les dindes, qu'est-ce que tu as encore aperçu à la cuisine ?...

- Oh ! Toutes sortes de bonnes choses... depuis midi nous n'avons fait que plumer des faisans, des huppes, des gelinottes, des coqs de bruyère. La plume en volait partout... Puis de l'étang on a apporté des anguilles, des carpes dorées, des truites, des...

- Grosses comment, les truites, Garrigou ?

- Grosses comme ça, mon révérend... Énormes !...

- Oh ! Dieu ! Il me semble que je les vois... As-tu mis le vin dans les burettes ?

- Oui, mon révérend, j'ai mis le vin dans les burettes...

Mais dame ! Il ne vaut pas celui que vous boirez tout à l'heure en sortant de la messe de minuit. Si vous voyiez cela dans la salle à manger du château, toutes ces carafes qui flambent pleines de vins de toutes les couleurs... Et la vaisselle d'argent, les surtouts ciselés, les fleurs, les candélabres !... Jamais il ne se sera vu un réveillon pareil. Monsieur le marquis a invité tous les seigneurs du voisinage.

Vous serez au moins quarante à table, sans compter le bailli ni le tabellion... Ah ! Vous êtes bien heureux d'en être, mon révérend !... Rien que d'avoir flairé ces belles dindes, l'odeur des truffes me suit partout... Meuh !...

- Allons, allons, mon enfant. Gardons-nous du péché de gourmandise, surtout la nuit de la Nativité... Va bien vite allumer les cierges et sonner le premier coup de la messe ; car voilà que minuit est proche, et il ne faut pas nous mettre en retard...

Cette conversation se tenait une nuit de Noël entre le révérend dom Balaguère, et son petit clerc Garrigou, ou du moins ce qu'il croyait être le petit clerc Garrigou, car vous saurez que le diable, ce soir-là, avait pris les traits indécis du jeune sacristain.

- Des dindes rôties... des carpes dorées... des truites grosses comme ça !...

Drelindin din !... Drelindin din !...

C'est la messe de minuit qui commence dans la chapelle du château. Et que de monde ! Et que de toilettes ! Au fond, tout contre la porte qu'ils entrouvrent et referment discrètement, messieurs les marmitons viennent entre deux sauces prendre un petit air de messe et apporter une odeur de réveillon dans l'église.

- Dépêchons-nous, dépêchons-nous... Plus tôt nous aurons fini, plus tôt nous serons à table.

Le fait est que chaque fois qu'elle tinte, cette sonnette du diable, le chapelain oublie sa messe et ne pense plus qu'au réveillon.

Il se figure

Les cuisiniers en rumeur, les fourneaux où brûle un feu de forge, la buée qui monte des couvercles entrouverts, et dans cette buée deux dindes magnifiques bourrées, tendues, marbrées de truffes...

Si vive est la vision de ces merveilles, qu'il semble à dom Balaguère que tous ces plats mirifiques sont servis devant lui sur les broderies de la nappe d'autel, et deux ou trois fois, au lieu de Dominus vobiscum !

Il se surprend à dire le

Benedicite.

À part ces légères méprises, le digne homme débite son office très consciencieusement, sans passer une ligne, sans omettre une génuflexion ; et tout marche assez bien jusqu'à la fin de la première messe ; car vous savez que le jour de Noël le même officiant doit célébrer trois messes consécutives.

- Et d'une !

Drelindin din !... Drelindin din !... C'est la seconde messe qui commence, et avec elle commence aussi le péché de dom Balaguère.

-Vite, vite, dépêchons-nous, et cette fois le malheureux officiant, tout abandonné au démon de gourmandise, se rue sur le missel et dévore les pages avec l'avidité de son appétit en surexcitation. Frénétiquement il se baisse, se relève, esquisse les signes de croix, les génuflexions, raccourcit tous ses gestes pour avoir plus tôt fini. À peine s'il étend ses bras à l'Évangile, s'il frappe sa poitrine au Confiteor. Versets et répons se précipitent, se bousculent. Les mots à moitié prononcés, sans ouvrir la bouche, ce qui prendrait trop de temps, s'achèvent en murmures incompréhensibles.

In nómine Patris, et Fílii, et Spíritus Sancti. Amen

Agnus Déi qui tollis peccata mundi.

Dominus vobiscum !...

Et cum spiritu tuo !...

- Et de deux !

Drelindin din !... Drelindin din !...

C'est la troisième messe qui commence. Il n'y a plus que quelques pas à faire pour arriver à la salle à manger ; mais, hélas ! À mesure que le réveillon approche, l'infortuné Balaguère se sent pris d'une folie d'impatience et de gourmandise. Sa vision s'accentue, les carpes dorées, les dindes rôties sont là.

- Vite, vite, encore plus vite !...

Mais comment pourrait-il aller plus vite ? Ses lèvres remuent à peine. Il ne prononce plus les mots... De tentation en tentation, il commence par sauter un verset, puis deux. Puis l'épître est trop longue, il ne la finit pas, effleure l'Évangile, passe devant le Credo sans entrer, saute le Pater, salue de loin la préface, et par bonds et par élans se précipite ainsi dans la damnation éternelle.

Il faut voir la figure effarée que font tous les assistants ! Obligés de suivre à la mimique du prêtre cette messe dont ils n'entendent pas un mot, les uns se lèvent quand les autres s'agenouillent, s'asseyent quand les autres sont debout.

Mais au fond, tous les braves gens, qui eux aussi pensent à réveillonner ne sont pas fâchés que la messe aille ce train de poste ; et quand dom Balaguère, la figure rayonnante, se tourne vers l'assistance en criant de toutes ses forces.

Ite, missa est

Il n'y a qu'une voix dans la chapelle pour lui répondre un Deo gratias si joyeux, si entraînant, qu'on se croirait déjà à table au premier toast du réveillon.

Cinq minutes après, la foule des seigneurs s'asseyait dans la grande salle, le chapelain au milieu d'eux.  Le château, illuminé de haut en bas, retentissait de chants, de cris, de rires, de rumeurs ; et le vénérable dom Balaguère plantait sa fourchette dans une aile de gelinotte, noyant le remords de son péché sous des flots de vin du Pape et de bons jus de viandes. Tant il but et mangea, le pauvre saint homme, qu'il mourut dans la nuit d'une terrible attaque, sans avoir eu seulement le temps de se repentir ; puis, au matin, il arriva dans le ciel encore tout en rumeur des fêtes de la nuit, et je vous laisse à penser comme il y fut reçu.

- Retire-toi de mes yeux, mauvais chrétien ! lui dit le souverain Juge, notre maître à tous. Ta faute est assez grande pour effacer toute une vie de vertu... Ah ! Tu m'as volé une messe de nuit... Eh bien, tu m'en payeras trois cents en place, et tu n'entreras en paradis que quand tu auras célébré dans ta propre chapelle ces trois cents messes de Noël en présence de tous ceux qui ont péché par ta faute et avec toi...

 

8. LE SECRET DE MAITRE CORNILLE

Notre pays, mon bon monsieur n'a pas toujours été un endroit mort et sans renom, comme il est aujourd'hui. Autre temps, il s'y faisait un grand commerce de meunerie, et, dix lieues à la ronde, les gens des mas nous apportaient leur blé à moudre... Tout autour du village, les collines étaient couvertes de moulins à vent. Toute la semaine c'était plaisir d'entendre sur la hauteur le bruit des fouets, le craquement de la toile et le Dia hue ! des aides-meuniers... Le dimanche les meuniers payaient le muscat. Les meunières étaient belles comme des reines. Moi, j'apportais mon fifre, et jusqu'à la noire nuit on dansait des farandoles. Ces moulins-là, voyez-vous, faisaient la joie et la richesse de notre pays.

Malheureusement, des Français de Paris eurent l'idée d'établir une minoterie à vapeur, sur la route de Tarascon.

Tout nouveau. Tout beau !

Les gens prirent l'habitude d'envoyer leurs blés aux minotiers, et les pauvres moulins à vent restèrent sans ouvrage. Pourtant, au milieu de la débâcle, un moulin avait tenu bon. C'était le moulin de maître Cornille.

Maître Cornille était un vieux meunier vivant depuis soixante ans dans la farine et enragé pour son état. L'installation des minoteries l'avait rendu comme fou. Pendant huit jours, on le vit courir par le village, ameutant tout le monde autour de lui et criant de toutes ses forces qu'on voulait empoisonner la Provence avec la farine des minotiers. “ N'allez pas là-bas, disait-il ; ces brigands-là, pour faire le pain, se servent de la vapeur qui est une invention du diable, tandis que moi, je travaille avec le mistral et la tramontane, qui sont la respiration du bon Dieu... ”.

Mais personne ne l’écoutait. Alors, de male rage, le vieux s'enferma dans son moulin et vécut tout seul comme une bête farouche.

Il ne voulut pas même garder près de lui sa petite-fille Vivette, une enfant de quinze ans, qui, depuis la mort de ses parents, n'avait plus que son grand-père au monde. La pauvre petite fut obligée de gagner sa vie et de se louer un peu partout dans les mas, pour la moisson, les magnans ou les olivades.

Et pourtant son grand-père avait l'air de bien l'aimer, cette enfant-là.

Il lui arrivait souvent de faire ses quatre lieues à pied par le grand soleil pour aller la voir au mas où elle travaillait, et quand il était près d'elle, il passait des heures entières à la regarder en pleurant...

Dans le pays on pensait que le vieux meunier, en renvoyant Vivette, avait agi par avarice ; et cela ne lui faisait pas honneur de laisser sa petite-fille ainsi traîner d'une ferme à l'autre, exposée aux brutalités des baïles, et à toutes les misères des jeunesses en condition. On trouvait très mal aussi qu'un homme du renom de maître Cornille, et qui, jusque-là, s'était respecté, s'en allât maintenant par les rues comme un vrai bohémien, pieds nus, le bonnet troué...

Le fait est que le dimanche, lorsque nous le voyions entrer à la messe, nous avions honte pour lui, nous autres les vieux ; et Cornille le sentait si bien qu'il n'osait plus venir s'asseoir sur le banc d'œuvre. Toujours il restait au fond de l'église, près du bénitier, avec les pauvres.

Dans la vie de maître Cornille il y avait quelque chose qui n'était pas clair. Depuis longtemps personne, au village, ne lui portait plus de blé, et pourtant les ailes de son moulin allaient toujours leur train comme devant...

Le soir, on rencontrait par les chemins le vieux meunier poussant devant lui son âne chargé de gros sacs de farine.

- Bonnes vêpres, maître Cornille ! lui criaient les paysans ; ça va donc toujours, la meunerie ?

-Toujours, mes enfants. Dieu merci, ce n'est pas l'ouvrage qui nous manque.

Alors, si on lui demandait d'où diable pouvait venir tant d'ouvrage, il se mettait un doigt sur les lèvres et répondait gravement :

“ Motus ! je travaille pour l'exportation... ”

Jamais on n'en put tirer davantage.

Quant à mettre le nez dans son moulin, il n'y fallait pas songer. La petite Vivette elle-même n'y entrait pas...

Lorsqu'on passait devant, on voyait la porte toujours fermée, les grosses ailes toujours en mouvement, le vieil âne broutant le gazon de la plate-forme, et un grand chat maigre qui prenait le soleil sur le rebord de la fenêtre et vous regardait d'un air méchant.

Tout cela sentait le mystère et faisait beaucoup jaser le monde. Chacun expliquait à sa façon le secret de maître Cornille, mais le bruit général était qu'il y avait dans ce moulin-là encore plus de sacs d'écus que de sacs de farine.

À la longue pourtant tout se découvrit. En faisant danser la jeunesse avec mon fifre, je m'aperçus un beau jour que l'aîné de mes garçons et la petite Vivette s'étaient rendus amoureux l'un de l'autre. Au fond je n'en fus pas fâché, parce qu'après tout le nom de Cornille était en honneur chez nous, et puis ce joli petit passereau de Vivette m'aurait fait plaisir à voir trotter dans ma maison. Seulement, comme nos amoureux avaient souvent occasion d'être ensemble, je voulus, de peur d'accidents, régler l'affaire tout de suite, et je montai jusqu'au moulin pour en toucher deux mots au grand-père... Ah ! Le vieux sorcier ! Il faut voir de quelle manière il me reçut ! Impossible de lui faire ouvrir sa porte. Je lui expliquai mes raisons tant bien que mal, à travers le trou de la serrure ; et tout le temps que je parlais, il y avait ce coquin de chat maigre qui soufflait comme un diable au-dessus de ma tête. Le vieux ne me donna pas le temps de finir, et me cria fort malhonnêtement de retourner à ma flûte ; que, si j'étais pressé de marier mon garçon, je pouvais bien aller chercher des filles à la minoterie... Laissant ce vieux fou à sa meule, je revins annoncer aux enfants ma déconvenue... Ces pauvres agneaux ne pouvaient pas y croire ; ils me demandèrent comme une grâce de monter tout deux ensemble au moulin, pour parler au grand père... Je n'eus pas le courage de refuser, et pfft ! Voilà mes amoureux partis. Tout juste comme ils arrivaient là-haut, maître Cornille venait de sortir. La porte était fermée à double tour ; mais le vieux bonhomme, en partant, avait laissé son échelle dehors, et tout de suite l'idée vint aux enfants d'entrer par la fenêtre, voir un peu ce qu'il y avait dans ce fameux moulin... Chose singulière ! La chambre de la meule était vide... Pas un sac, pas un grain de blé ; pas la moindre farine aux murs ni sur les toiles d'araignée... On ne sentait pas même cette bonne odeur chaude de froment écrasé qui embaume dans les moulins. La pièce du bas avait le même air de misère et d'abandon : un mauvais lit, quelques guenilles, un morceau de pain sur une marche d'escalier, et puis dans un coin trois ou quatre sacs crevés d'où coulaient des gravats et de la terre blanche.

C'était là le secret de maître Cornille ! C'était ce plâtras qu'il promenait le soir par les routes, pour sauver l'honneur du moulin et faire croire qu'on y faisait de la farine...

Pauvre moulin ! Pauvre Cornille ! Depuis longtemps les minotiers leur avaient enlevé leur dernière pratique. Les ailes viraient toujours, mais la meule tournait à vide. Les enfants revinrent tout en larmes, me conter ce qu'ils avaient vu. J'eus le cœur crevé de les entendre... Sans perdre une minute, je courus chez les voisins, je leur dis la chose en deux mots, et nous convînmes qu'il fallait, sur l'heure, porter au moulin de Cornille tout ce qu'il y avait de froment dans les maisons... Sitôt dit, sitôt fait. Tout le village se met en route, et nous arrivons là-haut avec une procession d'ânes chargés de blé -, du vrai blé, celui-là ! Le moulin était grand ouvert... Devant la porte, maître Cornille, assis sur un sac de plâtre, pleurait, la tête dans ses mains.

Il venait de s'apercevoir, en rentrant, que pendant son absence on avait pénétré chez lui et surpris son triste secret.

- Pauvre de moi ! Maintenant, je n'ai plus qu'à mourir... Le moulin est déshonoré. Et il sanglotait à fendre l'âme, appelant son moulin par toutes sortes de noms, lui parlant comme à une personne véritable. À ce moment les ânes arrivent sur la plate-forme, et nous nous mettons tous à crier bien fort comme au beau temps des meuniers :

- Ohé ! Du moulin !... Ohé ! maître Cornille !

Et voilà les sacs qui s'entassent devant la porte et le beau grain roux qui se répand par terre, de tous côtés... Maître Cornille ouvrait de grands yeux. Il avait pris du blé dans le creux de sa vieille main et il disait, riant et pleurant à la fois :

- C'est du blé !... Seigneur Dieu !... Du bon blé ! Laissez-moi que je le regarde.

Puis se tournant vers nous :

- Ah ! Je savais bien que vous me reviendriez... Tous ces minotiers sont des voleurs.

Nous voulions l'emporter en triomphe au village :

- Non, non, mes enfants ; il faut avant tout que j'aille donner à manger à mon moulin... Pensez donc ! Il y a si longtemps qu'il ne s'est rien mis sous la dent !

Et nous avions tous des larmes dans les yeux de voir le pauvre vieux se démener de droite et de gauche, éventrant les sacs, surveillant la meule, tandis que le grain s'écrasait et que la fine poussière de froment s'envolait au plafond.

C'est une justice à nous rendre : à partir de ce jour-là, jamais nous ne laissâmes le vieux meunier manquer d'ouvrage.

Puis, un matin, maître Cornille mourut,

et les ailes de notre dernier moulin cessèrent de virer,

pour toujours cette fois...

Cornille mort, personne ne prit sa suite. Que voulez-vous monsieur, tout a une fin en ce monde

et il faut croire que le temps des moulins à vent était passé.